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ciseau n’avait parlé avec tant d’éloquence. Ce n’était pas cependant pour le sculpteur affaire de parti ou de croyance politique. Il n’était ni Français ni Suisse, ni royaliste, mais simplement un de ceux à qui appartient le mot de Térence : humani nihil a me alienum. Saisissant, avec le coup d’œil des vrais artistes, la grandeur chevaleresque de cette garde suisse et l’horreur de sa fin lamentable, il s’est contenté de traduire son sujet avec autant de pathétique que de majesté.

Que l’on reproche au lion l’insuffisance de quelques détails physiques, cela est peut-être juste, et, dans tous les cas, peu important. Thorvaldsen n’avait point de lion vivant sous les yeux, et il a dû se contenter de dessins ou de modèles antiques. Mais je comprends moins une autre accusation de M. Delaborde, qui me permettra de ne pas partager sur ce point son sentiment. À l’en croire, ce lion blessé à mort et qui serre de sa griffe l’écu royal de France, comme ferait ses petits un vrai lion, n’a pas le droit de montrer sur sa noble face sa douleur et sa sympathie pour la cause qu’il défend. C’est un lion qui a trop d’intelligence et de sentiment, qui n’est plus une bête. À ce propos, le savant critique rappelle que Léonard de Vinci, dans un célèbre Combat de Cavaliers, fait mordre ses chevaux les uns par les autres, mais sans qu’ils paraissent comprendre leur propre fureur. On peut répondre à M. Delaborde que le lion seul est entouré, dans l’idée de tous les peuples, d’un prestige singulier et incontesté qui lui donne un rang supérieur et un caractère unique dans la grande famille des bêtes. A tort ou à raison, il est le symbole universel, absolu, de la valeur héroïque. Thorvaldsen a très bien fait de donner à son œuvre sa véritable expression par la douleur de ce lion idéal et tout symbolique, qui frémit de mourir en vain sur les fleurs de lis confiées à sa garde.

Le Danois eut la singulière fortune de consacrer tour à tour son ciseau aux plus grands souvenirs de cette terrible époque. Après les victimes de 92, ce furent les héros des guerres impériales et le pape Pie VII. Seulement, pour ces derniers personnages, il y eut un revers de médaille et les entraves lui vinrent avec les commandes. Il ne faut jamais perdre de vue ce point capital pour juger équitablement les œuvres de Thorvaldsen à cette époque. Voici, par exemple, deux princes polonais dont il doit faire les statues, Wladimir Potoçki, et un autre beaucoup plus connu, Poniatowski, tous les deux tués à Leipzig. La mère du premier, la princesse Potoçka, exige de l’artiste que son fils soit représenté à la grecque, elle voudrait même quelque chose qui ressemblât à l’Apollon du Belvédère... Notez que le jeune héros n’était point beau. Que faire? Thorvaldsen n’osait pas refuser à l’une des premières maisons de Pologne l’image de son glorieux