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Telles sont les réserves mises à la pratique absolue du libre échange par Adam Smith. Le duc de Broglie n’en admet pas d’autres, et il s’applique particulièrement à justifier la dernière, qui est la plus contestable et la plus contestée, celle du ménagement à garder vis-à-vis des industries anciennes, que l’abaissement trop soudain des douanes pourrait compromettre. Si on objecte qu’on a renversé les barrières qui existaient autrefois entre les provinces d’un même état, et qu’on s’en est bien trouvé, on répond que la situation ne serait pas la même pour les barrières entre nations. Quand on a aboli les douanes entre provinces, les industries que la protection avait fait naître dans telle ou telle localité, et qui ont dû se déplacer pour chercher un milieu plus favorable, ne sont pas sorties, en général, des frontières d’un même état ; ç’a été un malheur local, bien vite compensé par des conditions meilleures qu’a réalisées le travail, et il en est résulté un surcroît de richesses pour l’ensemble du pays. En serait-il de même avec l’abolition des douanes entre états ? Il n’est pas indifférent que telle industrie, qui a pris un développement considérable dans un pays, ne trouve plus à y vivre et soit obligée de s’expatrier, emportant peut-être avec elle les capitaux qui l’alimentent, les intelligences qui la dirigent et les ouvriers qui la servent.

On ne voit pas trop quelle compensation on pourrait espérer. Mais, dira-t-on, on ne quitte pas ainsi son pays natal, trop de liens y rattachent, et d’ailleurs, si on le quittait, ce serait pour en porter ailleurs les goûts et les habitudes, par conséquent pour augmenter son influence au dehors et lui créer de nouveaux marchés. À cela on peut répondre que les liens qui retiennent dans un pays se relâchent de plus en plus avec les facilités de locomotion et de communication que présentent les chemins de fer et les ressources de la science moderne, et quant à l’émigration, en elle-même, si elle a des avantages, ce qui est incontestable, elle a aussi des inconvéniens, et ce sont peut-être ces derniers qu’on serait appelé à recueillir tout d’abord. Enfin on ajoute que la Providence a distribué ses faveurs entre tous les peuples. Aux uns elle a donné les mines, la houille, le fer ; aux autres les bois, les prairies, les terres arables ; à celui-là un climat plus favorable et une aptitude plus grande pour les arts industriels. Chacun fera ce qui lui est le plus facile et ce qui est le mieux approprié à son climat, il n’y aura plus de forces perdues ; la production augmentera, la consommation de même, et tout sera pour le mieux. Cela est possible, mais cela n’aura pas lieu du jour au lendemain ; dans l’intervalle, il peut se produire des ruines plus ou moins considérables qui ne seront pas les mêmes pour tout le monde et qui pourront changer l’équilibre des forces entre nations. Je suppose qu’une de ces nations qui