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éprouvera le moins de préjudice par l’abolition soudaine des douanes, qui y trouvera peut-être même des avantages, se serve de ses avantages pour opprimer ses voisins et porter atteinte à leur dignité et à leur indépendance : cela s’est vu et se verra encore. Comment fera le pays ainsi opprimé pour retrouver son équilibre ? Il ne le retrouvera peut-être jamais et perdra son indépendance pour avoir imprudemment et prématurément aboli ses barrières commerciales.

Ceci est grave et mérite considération. Si ces barrières doivent disparaître, ce sera le jour où tous les états de l’Europe seront reliés par le système fédératif et auront associé leurs intérêts matériels comme leurs intérêts politiques. Ce jour-là, en effet, la liberté commerciale absolue n’aura plus d’inconvéniens. L’industrie qui se déplacera pour chercher un milieu plus favorable ne sortira plus des frontières, elle sera toujours dans les limites du même état, et ce qu’on perdra d’un côté, on le gagnera de l’autre ; ce sera comme la révolution qui s’opère à la suite d’innovations utiles, comme celle qui a eu lieu, par exemple, après l’invention du chemin de fer. Beaucoup d’industries se sont trouvées sacrifiées par suite de cette découverte, mais peu à peu les pertes se sont compensées. Nous n’en sommes pas encore à cet idéal, et tant que nous resterons divisés en nations, ayant des intérêts divers et souvent opposés, il faut agir avec précaution et n’abaisser les barrières que progressivement et lorsqu’on se sentira assez fort pour lutter contre les autres. Il y a même des industries qu’il faut conserver quand même ; ce sont celles qui intéressent la sécurité du pays. — Voilà la théorie du duc de Broglie. Et on peut s’étonner après cela qu’on l’ait qualifié de protectionniste, et qu’on ait considéré les objections qu’il a cru devoir faire contre l’établissement sans réserve de la liberté commerciale comme des illusions patriotiques. Si ce sont des illusions, il les partagé avec beaucoup de monde et les a empruntées à Adam Smith lui-même. Il a eu en outre la prétention de croire que, si elles étaient admises, cela enlèverait beaucoup de leur ardeur aux discussions qui ont lieu sur les questions de liberté commerciale. « Du moment, dit-il, où les protectionnistes renonceraient à demander protection pour toute industrie quelconque, par cela seul qu’elle existe ou qu’elle peut exister, du moment où ils consentiraient à prendre l’intérêt général, l’intérêt bien entendu des consommateurs, pour arbitre entre eux et les consommateurs, du moment, en revanche, où leurs adversaires admettraient que toute industrie dont le maintien importe à la sécurité publique doit être protégée coûte que coûte, que toute industrie grevée d’impôts doit être protégée dans la mesure de l’impôt qu’elle supporte, que