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heureux qu’on peut l’être. Je ne comprends pas que ce soit vous qu’on félicite, à moins que ce ne fût comme mon ami. L’argent sera-t-il donc toujours la mesure de l’opinion ? Cela est pitoyable. Celui qui acquiert une femme vertueuse, aimable et sensible, ne fait-il pas seul une bonne affaire, qu’il soit assis ou non sur des sacs d’argent ? Pauvres humains, quels juges vous êtes ! Mais je ne m’étonne de rien à cet égard. N’y a-t-il pas des insectes qui placeroient sur un tas de boue l’autel du bonheur ?


Quelle qu’eût été la part que Mme de Vermenoux eût pu prendre à cette union, la situation des deux fiancés vis-à-vis d’elle ne devait pas laisser que d’être assez délicate. Peut-être la vue d’un bonheur auquel elle-même aurait pu prétendre fit-elle naître dans son cœur des regrets qu’elle ne sut pas assez dissimuler. Il faut qu’il y ait eu quelque complication de cette nature pour que les deux époux aient cru prudent de lui dissimuler le jour choisi par eux pour la célébration de leur mariage et ne l’en aient informée qu’après coup, ainsi que cela résulte de ce petit billet, assez habilement tourné, que Mme Necker adressait à Mme de Vermenoux aussitôt après la cérémonie :


Mille et mille pardons, madame, pour la petite supercherie dont je viens d’user avec vous ; mais mon cœur n’eût pu se résoudre à tout l’attendrissement de nos adieux. Si vous eussiés assisté à la cérémonie, vous m’eussiés fait oublier que je m’unissois à l’homme du monde qui m’est le plus cher. Je n’aurois vu dans ce lien que la séparation qu’il m’alloit coûter. Cependant, madame, je l’aurois regardée sous un faux jour, puisque mon mariage ajoutera, s’il est possible, à l’attachement que je vous ai voué. Je vais adopter tous les sentiments de M. Necker, et nous ne serons jamais mieux unis que dans notre empressement à contribuer au bonheur de votre vie. C’est là le sujet de nos conversations. Aidés-nous à réussir dans nos projets. Ils seront aussi constants que vos vertus et notre reconnoissance. Ma maladie a engagé M. Necker à précipiter notre union. Je viendrai m’excuser demain matin, si mes forces me le permettent. Ah ! quelle amie je vais quitter, et que M. Necker aura de choses à faire s’il veut me dédommager !


Une séparation d’avec sa protectrice était en effet la conséquence inévitable du mariage de Suzanne Curchod, et elle quitta la rue Grange-Batelière, où demeurait Mme de Vermenoux, pour s’établir avec son mari au fond du Marais, dans la rue Michel-le-Comte, où étaient installés les bureaux de la maison Thelusson et Necker ; c’est là que dans une prochaine étude nous la retrouverons.

Othenin d’Haussonville.