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et il sortait de nos mains à la fois affiné et robuste. Quelle a été la plus brillante époque de notre littérature, de notre poésie, de notre critique ? N’est-ce pas celle où la presse a eu le moins de liberté, n’est-ce pas le règne de Nicolas ? Comme un arbre taillé par la serpe de l’émondeur, le génie russe, débarrassé des petites branches inférieures qui en déparaient le tronc, poussait en hauteur ou s’épanouissait à son sommet en rameaux touffus. Qu’est-ce trop souvent que la politique pour la littérature ? Une de ces branches parasites qui poussent au pied de l’arbre et qui, absorbant le meilleur de la sève, dérobent leur nourriture aux rameaux plus élevés. »

Il y avait dans ce paradoxe une part de vérité, je ne me fis pas prier pour le reconnaître. Encouragé par ma bonne foi et mon attention, le censeur continua : « La critique en particulier, la critique qui touche à tout, interprète et explique tout, a dû chez nous son importance et son incontestable supériorité à la subordination de la politique. C’est à la censure que la Russie est redevable du grand, de l’unique Bêlinski[1]. Sous un autre régime, Bêlinski n’eût été, comme tant d’autres, qu’un simple polémiste de journal. Cela est si vrai que, depuis qu’on a étendu les droits de la presse, la critique n’a plus chez nous ni la même puissance ni la même valeur. Croyez-moi, monsieur, les plus mauvaises choses ont parfois leurs avantages, l’esprit comme le corps peut trouver profit à des privations qui ne dépassent point ses forces. Quoique je sois vieux, je ne regrette pas le passé, j’en comprends les inconvéniens au point de vue public ; mais l’art, la littérature, si ce n’est la science, ont peut-être plus à perdre qu’à gagner à cette émancipation tant vantée de la pensée. Pour l’intelligence comme pour les mœurs, tout n’est pas bénéfice dans la liberté. »

À ce langage, j’aurais eu bien des choses à répondre, si en pareille rencontre je n’eusse préféré écouter et faire parler. Serait-il vrai que l’art, la littérature, la science, profitent de l’attention et des loisirs que ne leur dispute pas la politique quotidienne, il n’en serait pas moins certain que, sous un tel régime, littérature, science, histoire, philosophie, critique, sont souvent dénaturées, défigurées, rapetissées par des considérations ou des luttes, par des passions ou des visées qui ne sont point faites pour elles et qui, ne pouvant se montrer librement, se cachent derrière elles comme derrière un paravent ou un masque. Le roman, le conte, la poésie, s’ouvrent à des préoccupations qui eussent dû leur demeurer étrangères, et tout le vaste champ des lettres est subrepticement envahi par cette mauvaise herbe de la politique bannie de son terrain naturel. Poètes et romanciers, dédaignant de raconter, de toucher, de peindre, se drapent en réformateurs sociaux, se guindent en apôtres de l’idée,

  1. Écrivain mort peu de temps ayant la révolution de 1848.