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s’équipent en chevaliers du progrès. Ainsi en était-il en Russie aux époques où la presse avait le moins de liberté. Mal à l’aise dans le journal ou dans les traités spéciaux, la politique s’installait dans la critique, dans l’histoire, dans la philosophie ; elle s’insinuait dans les nouvelles, se glissait dans le drame et la comédie : telle l’eau, arrêtée par une digue qu’elle ne peut emporter, s’infiltre dans toutes les terres voisines. A y bien regarder, à saisir les intentions et les allusions, il y en avait partout. Dans la Russie du milieu du siècle, l’esprit de parti a ainsi trop souvent corrompu et vicié ce qu’il prétendait animer, critique, histoire, belles-lettres.

De là, dans la Russie contemporaine comme dans l’Italie antérieure à la révolution, la vogue de ce qu’on appelle la littérature à tendances, vogue qui n’est pas encore entièrement passée comme en témoignent quelques-uns des recueils les plus populaires de Saint-Pétersbourg. Nulle part au monde l’art pour l’art, et, ce qui est plus grave, nulle part la science pour la science, le beau et le vrai pour eux-mêmes, n’ont eu moins de prise sur les esprits. A cet égard, le pays de l’Europe où la politique tenait légalement le moins de place ressemblait fort à ceux où la politique a fini par tout envahir, tant il est vrai que parfois les extrêmes se touchent. Ce qu’on cherchait dans l’étude du passé ou dans l’étude de l’étranger, c’étaient des allusions au présent et au dedans. Aujourd’hui encore, ce que maint critique, ce que le public de telle revue demande aux romans comme à l’histoire, c’est ce qu’ils prouvent : scribitur ad probandum ; ce qu’on apprécie avant tout chez l’écrivain, c’est la portée sociale de l’ouvrage, la théorie, le système. On devine quel tort a pu faire un pareil penchant à une littérature d’ailleurs riche, variée, puissante, et qui sans cette prétention ou ce travers n’eût peut-être pas eu de supérieure en ce siècle. Il semble au premier abord que plus étroit était le champ demeuré libre, mieux il devait être cultivé et plus il devait être fécond ; mais les ouvriers se complaisaient à y faire croître des plantes qui n’y pouvaient venir : dans le sol léger et peu profond à leur disposition, ils s’obstinaient à semer des graines faites pour d’autres terres, au risque de ne récolter que de la paille ou de maigres et vides épis.

Encore si tout le mal eût été pour la littérature ainsi dévoyée par l’esprit de système et alourdie par le pédantisme doctrinaire ! Mais non, le mal était pour le pays, pour l’esprit public égaré et faussé par de tels procédés littéraires. Le poète ou le romancier qui croyait faire œuvre patriotique en donnant à ses rêveries ou à ses théories sociales le voile séduisant de la fiction et du drame, ne s’apercevait point que ces vêtemens d’emprunt déformaient les idées qu’il voulait rendre populaires, qu’ainsi accoutrées et travesties, les plus nobles vérités prenaient par leur romanesque