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dans l’arrière-boutique, il en ressortait avec Guichardin sous un bras et Machiavel sous l’autre. Pour des motifs analogues, les choses se passent encore parfois de la même façon en Russie ; plus d’une arrière-boutique recèle des livres qu’on se garderait de mettre en montre, et tel libraire fort peu radical a fait à l’occasion le lucratif commerce de l’article prohibé[1].

La littérature révolutionnaire s’approvisionne en Russie de deux manières, tantôt à l’aide d’écrits reçus de l’étranger, tantôt au moyen de pamphlets imprimés clandestinement dans l’empire. Dans la poursuite des écrits prohibés, la police et la douane ne sont pas toujours pour les censeurs des auxiliaires très sûrs ; il y a là pour les deux institutions une cause de plus de corruption et de vénalité. On achète à l’occasion le silence de la police comme celui de la douane. Cette dernière a beau maintenir autour du pays un vrai cordon sanitaire, cela n’arrête point la contagion, et l’infection est d’autant plus grave qu’elle est secrète. La prohibition intellectuelle n’a d’autre résultat que de rendre la contrebande littéraire plus active. Des brochures séditieuses, imprimées à dessein à l’étranger, sont importées en fraude, et le gouvernement a d’autant plus de peine à mettre la main sur les coupables qu’ils ont parfois des complices dans les rangs de ses agens. N’a-t-on pas un jour découvert, sous Alexandre II même, qu’à Saint-Pétersbourg le principal dépôt des pamphlets révolutionnaires était dans les magasins de la douane ? Un haut employé de cette administration se faisait adresser de l’étranger des ballots de ces libelles, et se servait de sa situation officielle pour les faire entrer en franchise.

De tels phénomènes sont loin d’avoir rien de nouveau. Dès le début du règne d’Alexandre II, il y avait à l’étranger toute une riche littérature révolutionnaire, d’autant plus puissante que la censure permettait moins de lui faire concurrence. Ce qui ne pouvait se publiera l’intérieur s’imprimait au dehors. Une imprimerie russe fondée à Londres par Herzen vers la fin du règne de Nicolas éditait des ouvrages de toute sorte, documens officiels dérobés aux archives de l’état, ou violens pamphlets. Un journal, la Cloche (Kolokol), rédigé en Angleterre par un proscrit, fut durant plusieurs années l’organe principal de la presse russe, la feuille la plus lue et la plus influente de l’empire. La Cloche avait autant d’autorité près du gouvernement qui la prohibait que sur le public qui la lisait en cachette. Possédant des correspondans dans toutes les parties de l’empire, le journal de Herzen informait

  1. A cet égard le lecteur peut trouver un piquant portrait d’un libraire de province chez un écrivain anglais M. G. C. Grenville Murray : Russians at home (1877) ouvrage traduit en français sous ce titre : Les Russes chez les Russes.