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le gouvernement, les ministres, l’empereur lui-même, de ce qui se passait, de ce qui se disait en Russie. En l’absence de journaux libres, c’était une gazette du dehors introduite en contrebande qui remplissait auprès du pouvoir et de la société l’office d’information naturellement dévolu à la presse. L’empereur Alexandre était le lecteur le plus assidu du Kolokol, où il apprenait maintes choses qu’il eût en vain cherchées dans les rapports de ses ministres. De là une anecdote bien connue et caractéristique de l’époque et du pays. Un numéro du Kolokol attaquait avec preuves à l’appui quelques personnages de la cour. Dans leur embarras, les gens ainsi pris à partie ne trouvèrent qu’un moyen de se mettre à l’abri des dénonciations de Herzen ; ils firent imprimer pour le cabinet impérial un numéro revu et corrigé de la feuille proscrite. Herzen le sut, et à quelque temps de là l’empereur trouvait sur son bureau un exemplaire authentique du numéro falsifié.

L’émancipation dont le Kolokol s’était fait l’ardent promoteur mit fin à cette espèce de dictature morale d’un réfugié. La liberté laissée à la presse et à la littérature du dedans diminua singulièrement durant une quinzaine d’années la vogue de la presse révolutionnaire de l’étranger. Les rigueurs nouvelles et les mesures répressives du gouvernement devaient amener une recrudescence de l’esprit révolutionnaire et rendre de l’importance aux publications clandestines du dedans et du dehors. Il s’est reformé une émigration russe active, remuante, dont le siège principal n’est plus à Londres, mais en Suisse, à Zurich ou à Genève, et qui, sans avoir à sa tête un écrivain du talent de Herzen, a recouvré un réel ascendant sur une notable portion de la jeunesse russe. C’est cette émigration que le gouvernement accuse de tenir les fils des complots tramés de l’intérieur, c’est sur elle qu’il veut faire retomber la responsabilité de la plupart des attentats des dernières années. Ce qui est certain, c’est qu’elle sert de point de ralliement aux adversaires du pouvoir en leur assurant une citadelle où ils peuvent librement se concerter et braver impunément les colères de la IIIe section. Cette émigration a ses journaux et ses revues en russe et même en petit-russe. Si toutes ces feuilles réunies n’ont pas l’autorité de la Cloche de Herzen, elles ont comme cette dernière des correspondais jusqu’au fond de l’empire, et bien qu’à bon droit suspectes, elles nous ont parfois donné sur la province de curieux renseignemens qu’on chercherait en vain dans la presse de Saint-Pétersbourg ou de Moscou[1].

  1. Les organes de ces réfugiés russes, tous inspirés par l’esprit le plus révolutionnaire et d’ordinaire nettement socialistes, ont été fort nombreux dans les dernières années. Quelques-uns n’ont qu’une existence intermittente et ne paraissent pas à époque fixe. Nous citerons le Vpered (En Avant), l’Obchtchéé Dièlo (la Cause commune), le Rabotnik ou Travailleur, le Nabat ou Tocsin. À cette liste on peut ajouter la Gromada ou Commune, revue fédéraliste rédigée en petit-rus&iea par des réfugiés ukrainophiles.