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différent. C’était un gentilhomme polonais franc et généreux, qui prêta l’oreille avec bienveillance aux plaintes de l’aubergiste. Il lui accorda certaines compensations pour les injustices qu’il avait subies, et la famille put recommencer une vie paisible, favorable au travail et au gain. Cne année ne s’était pas écoulée que Jochenen ditàReb Herschel, qui était venu prendre sa part de la joie de ses amis comme il avait pris part à leur tristesse : — Je puis vous rendre vos trois cents florins, mais, dites-moi, qu’en voulez-vous faire ? — Ce que j’en voulais faire avant que vous en eussiez besoin, répondit le jeune homme. — Il ne se vanta pas davantage de sa noble action, il ne rappela point que l’argent qu’il avait volontairement sacrifié avait été amassé d’abord, obole par obole, en vue de l’ambitieux dessein dont le succès devait lui permettre de posséder l’objet d’un si fidèle amour. — Je partirai,.. — en prononçant ce mot, il soupira, — j’apprendrai, je verrai le monde.

— Vous en verrez bien assez ici, répondit le père de Freudele. Vous voulez apprendre, dites-vous ? pourquoi ne pas vous livrer à l’agriculture ?

Reb Herschel hésitait ; il eût désiré pouvoir se rendre propriétaire d’une motte de terre, si petite qu’elle fût, et la chose était impossible ; mais le nouveau pûritz voulut bien arranger pour le mieux l’avenir de ce digne garçon qui n’aspirait qu’à fonder un foyer stable. Il lui proposa de défricher des champs incultes situés derrière la distillerie, près de la forêt. Autrefois on avait projeté d’y bâtir une maison ; les pierres moussues étaient encore là, attendant d’être utilisées : — Voulez-vous, dit le seigneur, que je vous donne ce terrain pour douze années avec un peu de bétail et des outils agricoles ? Vous ne me paierez rien pendant les deux premières années, jusqu’à ce que le sol ait rendu quelque chose.

Et Reb Herschel accepta, bien que les livres continuassent à le tenter ; l’amour fut le plus fort. Au bout de quelques années, les vastes branches des tilleuls verdoyaient autour d’une jolie chaumière à demi cachée parmi les blés. Personne n’eût reconnu dans le robuste cultivateur au teint hâlé, aux grandes bottes et en veste courte, maniant la faux ou le fléau avec une égale vigueur, le pâle et timide savant Reb Herschel, mais sa jeune femme aux traits purs et aux yeux étincelans était toujours la belle Freudele.

Herzberg-Frankel.