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passions et de ses préjugés. Nous prenons en exemple cette question des fonctionnaires qui renaît sans cesse comme une obsession pour tous les ministres, qui est le premier et le dernier mot de tous les programmes.

Qu’un gouvernement animé du sentiment de lui-même se croie le droit et accepte l’obligation d’avoir une administration fidèle, de faire respecter par tous les fonctionnaires les institutions du pays, qu’il propose des réformes étudiées avec prudence et avec soin dans l’ordre judiciaire comme dans l’ordre administratif, rien de plus naturel sans doute. C’est à coup sûr le droit et le devoir d’un gouvernement, avec la république comme avec la monarchie, de ne pas supporter des serviteurs infidèles ou ennemis ; mais lorsque cette passion des épurations va jusqu’à une puérile intempérance, quand, pour arriver à évincer quelques magistrats qui déplaisent, on ne craint pas de réclamer la suspension de la première des garanties d’une justice indépendante, ce n’est plus là qu’une œuvre de faction et de subversion. Un gouvernement sensé ne peut pas s’y prêter, il ne peut pas écouter toutes les délations, et, pour un intérêt électoral ou pour un ressentiment, livrer le principe d’une grande institution publique. Cette question des réformes judiciaires, qui a été depuis quelque temps l’objet de propositions plus ou moins radicales, elle a certes l’importance la plus sérieuse ; elle touche à tout, aux conditions d’une justice éclairée et impartiale, à une multitude d’intérêts locaux, à l’organisation tout entière du pays. Est-ce qu’on croit la résoudre avec des « déclamations » comme M. de Freycinet le disait il y a deux ans pour bien d’autres questions ? Est-ce bien sérieusement qu’aujourd’hui, dix ans après la réapparition de la république, cinq ans après le vote d’une constitution, on vient proposer, par voie révolutionnaire, la suspension de l’inamovibilité de la magistrature ou un renouvellement d’investiture qui permettrait de choisir ? On le sent bien, ce n’est là qu’un expédient, une manière d’arriver au but ; le fond, c’est l’épuration à tout prix, la curée toujours nouvelle. L’épuration, l’épuration, c’est le mot d’ordre, et les républicains, dupes de leurs préjugés exclusifs, se trompent encore s’ils croient en cela être bien nouveaux. Ils sont exactement aujourd’hui, quoique dans un camp opposé, ce qu’étaient autrefois les ultras de la restauration. Et ces naïfs ultras de 1820, eux aussi, réclamaient à grands cris des épurations ; ils ne se contentaient même pas d’épurations partielles, et le plus éloquent de tous, Chateaubriand, prêtait à leurs griefs l’accent de ses propres passions. Ils n’admettaient pas que les ministres pussent, sans être soupçonnés de trahison ou d’une coupable imprévoyance, garder au service du roi des fonctionnaires qui avaient servi les précédens régimes, l’empire, la république. Ils voulaient des percepteurs et des magistrats royalistes ; on les veut aujourd’hui de la couleur républicaine — les services, l’aptitude, les titres passent après ! Les républicains peuvent dire sans doute que leurs pré-