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la couronne. Ils ont l’honneur et l’avantage d’être les conseillers nés et naturels de nos rois. Tous les gens de bon sens et qui ont la connaissance de l’histoire en conviennent, et nous voyons aussi que nos rois ne font point de déclaration pour le public sans y dire que c’est par l’avis des pairs de France. » Ces quelques mots du père seront le fond des opinions politiques du fils. Un peu plus loin il ajoute : « Il n’y a rien de si estimable que l’ordre et la règle dans la cour et dans les états : la subordination y est entièrement nécessaire ; mais tout est tombé en une telle confusion en France qu’on n’y connaît plus rien. Il est néanmoins important et très nécessaire de rétablir les dignités, les rangs et le bon ordre en tout ; cette grande confusion menace de quelque chose de sinistre. » Voilà les plaintes que Saint-Simon fera entendre toute sa vie ; il se contentera presque de répéter ce que dit ici son père, seulement il y mettra plus d’ardeur et d’éloquence[1].

Ainsi cette passion pour son rang et pour les privilèges de sa naissance, il la tient de sa famille, il l’a prise dès ses premières années, et c’est précisément ce qui en explique l’incroyable ténacité. A douze ans, il avait déjà l’horreur des princes étrangers ou légitimés, c’est-à-dire de tous ceux qui, venant s’interposer entre la royauté et les ducs et pairs, les rejettent à un rang inférieur. Il raconte qu’à propos d’une cérémonie de l’ordre du Saint-Esprit, où l’on devait recevoir des chevaliers, il s’informait avec une mortelle inquiétude de l’état du duc de Luynes, qui avait la goutte. « Si elle l’avait quitté, dit-il, il aurait été parrain de M. le prince de Conti avec le duc de Chartres, et M. du Maine eût échu à mon père. » Heureusement, M. de Luynes ne se guérit pas, et le nom des Saint-Simon ne fut pas mêlé à la réception d’un bâtard. Le voilà à douze ans comme il sera toujours ; dès lors s’était formé, dans cette tête d’enfant qui n’avait pas eu d’enfance, chez ce fils de vieillard qui fut dès le premier jour « d’une suite enragée, » ce système politique dont il n’a jamais voulu démordre. Il n’y avait guère d’espoir que la vie, cette maîtresse impérieuse, comme, l’appelle Bossuet, le pût changer. L’opposition ne fera qu’endurcir cet esprit obstiné, la controverse l’aigrira, et, grâce au choc des opinions contraires, ce qui était chez lui un système deviendra une passion. Jusqu’à la fin il pensera, comme son père, que les grandes charges appartiennent de droit à la grande noblesse, que

  1. Trop d’ardeur parfois, et une éloquence qui dépasse singulièrement le sujet, par exemple lorsqu’à propos de la coutume qui s’établit alors de dire, au lieu de M. l’électeur (de Bavière), l’électeur tout court, comme on dit le rot de France, il s’écrie : « Ainsi tout passe, tout s’élève, tout s’avilit, tout se détruit, tout devient chaos ! »