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les ducs et les pairs doivent gouverner le royaume, servis au-dessous d’eux par la noblesse de second ordre, et gardant pour les roturiers qui se distinguent les fonctions supérieures de la magistrature, de l’administration et de l’armée, c’est-à-dire qu’il faut immobiliser ou pétrifier le pays dans une sorte de hiérarchie immuable, où chacun aura sa place marquée et sa sphère d’action dont il ne doit jamais sortir. S’il n’expose pas ce système en termes exprès, il est clair qu’il est le fond et le dernier terme de ses opinions politiques. De là cet éloge qu’il accorde aux gens qu’il aime le mieux « de se connaître, d’être respectueux et à leur place ; » de là sa haine de tout ce qui s’élève et sort de son rang, et cette aversion pour les intrus qui se sont faufilés, de quelque manière que ce soit, par leurs services ou leurs intrigues, dans cette enceinte sacrée de la noblesse et qui en usurpent les distinctions. Ce n’est pas pour lui un travers, c’est un crime qu’il ne pardonne pas, même à ses meilleurs amis. Écoutez-le parler de Pontchartrain, avec lequel, nous dit-il, il était en grande liaison, et qui lui rendait toute sorte de bons offices. Par malheur, ce petit bourgeois ose aspirer à la main d’une La Trémoïlle ; aussitôt son intime ami lui décoche cette phrase sanglante : « La petite vérole l’avait éborgné, mais la fortune l’avait aveuglé. » Quand un mariage qui a fait son bonheur, et dont il a parlé d’une manière si touchante et si tendre[1], le fit entrer dans la grande famille des ducs de Lorge, il éprouve, au milieu de sa joie, un embarras qu’il n’est pas maître de dissimuler. Le maréchal de Lorge, un « de ces pauvres diables de qualité, » que le mauvais état de leur fortune réduisait à des mésalliances utiles, avait épousé la fille d’un riche traitant dont les débuts étaient fort obscurs. Saint-Simon, le vaniteux Saint-Simon, se trouvait donc devenir le gendre d’une femme que Bussy appelait « la fille d’un laquais, » et dont les chansons disaient qu’elle allait visiter ses parens aux Halles. Malgré les éloges dont Saint-Simon comble sa belle-mère, on sent bien que cette origine lui était pénible, et il ne se surveille pas assez pour qu’il ne lui échappe pas quelque terme fâcheux sur sa nouvelle famille. Le mariage avait été fait par une tante de la maréchale, amie des deux maisons,

  1. Montalembert avait déjà attiré l’attention sur la manière affectueuse dont Saint-Simon parle de sa femme au moment de son mariage. La publication de son testament a montré depuis combien le souvenir de cette affection a été durable, n’y demande que son corps soit inhumé « auprès de celui de sa très chère épouse, et qu’il soit fait et mis anneaux, crochets et liens de fier, qui attachent les deux cercueils si étroitement ensemble et si bien rivés qu’il soit impossible de les séparer l’un de l’autre sans les briser tous deux. » C’était agir en homme prévoyant, que les révolutions ne surprennent pas. M. Armand Baschot nous a raconté comment les cercueils furent brisés par la populace, en 1794, et les corps du duc et de la duchesse de Saint-Simon précipités, après mille outrages, dans la fosse communs.