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celui de la meilleure société. Bon nombre de ces jeunes filles, élevées dès l’enfance dans une atmosphère froide et pure, y contractent de bonne heure le goût des préoccupations sérieuses, des conversations élevées, et elles savent conserver plus tard ce noble goût au milieu des devoirs domestiques dont l’accomplissement tient toujours une grande place dans la vie de toute bonne Genevoise ou Vaudoise. Si l’on ne trouve point parmi elles, ainsi que Rousseau le leur a si singulièrement reproché, beaucoup de Julies d’Etanges, leurs grâces sévères valent bien les ardeurs passionnées de la nouvelle Héloïse, et l’apparence un peu froide qu’elles doivent à leur éducation première n’enlève rien à la vivacité de leur esprit ni à la chaleur de leur cœur.

M. Curchod se plut donc à développer l’intelligence facile et précoce de l’enfant unique sur laquelle toutes ses affections étaient concentrées, et il lui communiqua l’instruction solide qu’il eût pu donner à un fils. À seize ans, Suzanne Curchod était en état d’écrire à un des amis de son père une lettre en latin, à laquelle celui-ci répondait avec empressement : « Domina, non sine ingenti quadam doctrinæ admiratione, Ciceroniam tuam epistolam legi ac perlegi. Quoad metum, quo laborasti, nempe cachinnis causam præbere ? Quis doctus, aut erudita, si exstat, aliquo judicio ingenioque præditi, irridere possent, tantam eruditionem in tam molli planta animadvertentes ? » Malgré ces encouragemens, Suzanne Curchod eut cependant le bon goût de ne pas continuer cette correspondance cicéronienne. Mais je ne serais pas étonné, en revanche, qu’elle n’eût appris un peu de grec, car, parmi les lettres qui lui étaient adressées (de bonne heure elle eut beaucoup de correspondans), j’en trouve une composée à la vérité en français, mais écrite en caractères grecs et signée : Ἐπαμινῶνδας. Elle avait aussi le goût des sciences et mettait à contribution pour s’instruire la bibliothèque des professeurs de Genève ou de Lausanne, auxquels elle empruntait des ouvrages de géométrie et de physique. « Si vous regrettez les conversations que nous avions sur la physique, lui écrivait quelques années après son mariage le professeur Lesage, je les regrette aussi beaucoup, parce que vous compreniez admirablement bien l’exposition que je vous faisais de mon système, ce qui me faisait présumer que vous saisiriez fort bien aussi les preuves par lesquelles je l’appuie. » Ces études sérieuses ne la détournaient pas des arts d’agrément ; elle jouait du clavecin, du tympanon, essayait d’apprendre le violon, et cultivait un peu la peinture.

Tous ces mérites intellectuels ne suffiraient peut-être pas à expliquer les hommages dont la jeunesse de Suzanne Curchod fut, comme on va le voir, entourée, si elle n’y avait réuni les agrémens que, même au pays de Vaud, les hommes prisent davantage chez