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maître anglais avait seul le secret, des imitations significatives de certains rythmes favoris des Provençaux et des Italiens ? J’ai déjà parlé de la forme d’aubade donnée au célèbre dialogue matinal des deux amans ; c’est encore ainsi que leur premier entretien dans la scène du Lai a toute la facture d’un sonnet : les modulations d’un Blacas et d’un Pétrarque sont ainsi ingénieusement rappelées dans cette magistrale symphonie d’amour ; Pétrarque y est même expressément nommé[1], et c’est la seule et unique fois, si je ne me trompe, que nous rencontrions ce nom dans toute l’œuvre de Shakspeare. Mais Roméo lui-même, le Roméo du premier acte, le Roméo d’avant la scène du jardin, est-il autre chose que l’adepte, bien connu par nous déjà, de la fameuse galanterie chevaleresque ? Il est épris de Rosaline, et il remplit l’univers de ses soupirs ; il se complaît dans sa tristesse, il crée autour de lui « une nuit artificielle, » il parle sans cesse des allèches de l’amour, » il parle de ses «songes ; » — et ceci lui attire la pétillante riposte de Mercutio sur la reine Mab. Elle est bien aussi la « dame » du canso, la donna gentil de maint Canzoniere, — une « entité érotique, » comme dirait notre ami, — cette Rosaline insensible, invisible, dont on célèbre devant nous la beauté et la cruauté, mais dont on nous dérobe les traits, et qui s’évanouit « comme une fumée » à l’apparition de la fille des Capulets. — «Mon cœur a-t-il jamais aimé auparavant ? » se demande à cette apparition Roméo ; et il « abjure » son passé ! C’est qu’avec Juliette entre en scène, — fait son entrée dans le monde de la poésie, — un amour comme n’en a jamais connu la galanterie chevaleresque des troubadours et de leurs disciples italiens. Ce duo admirable du jardin, on dirait qu’il est, en toute chose, la contrepartie discrète du tendre vasselage qu’avait jusque-là célébré l’art du gay saber et des sonnettistes. Elle ne sait pas « faire l’étrangère comme les habiles, » dit Juliette, — elle ne sait pas cacher son sentiment comme le font les donne gentili, — mais elle saura « être fidèle comme pas une des habiles ; » et aussitôt elle propose le mariage pour le lendemain dans la chapelle du bon père Laurent. Le mariage ! mot inconnu dans le vocabulaire cinq fois séculaire des poètes de l’amour, comme y est inconnue aussi cette appellation de « maître » que Juliette donne dès le début à son amant, prête, dit-elle, à le suivre à travers le monde, jusqu’à la mort ; et cette invocation à la mort n’est plus la figure de rhétorique si souvent usitée dans la gaie science : ici, elle devient d’une réalité terrible.

  1. Mercutio... Now is lie for the numbers that Petrarch flowed in, etc. (Acte II, scène IV.)