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Je me trompe peut-être, mais il me semble que ce n’est qu’en ayant ainsi toujours présent à la mémoire l’ancien idéal des Provençaux, qu’on peut mesurer toute la profondeur de la tragédie anglaise et en saisir les beautés suprêmes. Et, par exemple, ce renversement des rôles et des sexes, que notre ami a si finement observé, et si durement dénoncé dans la poésie amoureuse des Italiens, Shakspeare y a recouru, lui aussi, en traçant les caractères des deux fiancés. Ce n’est pas qu’il ait commis la faute de faire de la fille des Capulets une Bradamante et une virago ; il lui a laissé au contraire toutes les frayeurs d’une jeune fille. Au moment de boire le philtre fatal, elle est saisie de frissons ; la pensée de se réveiller au milieu de tombeaux la remplit de terreur, elle va même jusqu’à soupçonner son bon confesseur d’une machination horrible : elle finit par se calmer pourtant, elle vide la coupe et elle garde assez de présence d’esprit pour se munir encore d’un poignard dans le cas où le narcotique n’agirait point ! Ainsi résolue, ferme et prévoyante se montre-t-elle en toutes choses et envers tous, envers son confesseur, envers ses parens, envers sa nourrice, envers son prétendu. Comparé à Juliette, le jeune Montagu trahit une complexion beaucoup plus délicate et presque morbide. Rêveur dès le début, impressionnable et nerveux à l’excès, il perd tout sang-froid au moindre obstacle ; il se lamente et tombe en défaillance dans la cellule du moine ; il se dit « efféminé » par le bonheur avant même d’en avoir joui, et le père Laurent le lui dit bien plus expressément encore :

Unseemly woman in a seeming man[1] !

Mais là où Provençaux et Italiens n’eussent vu qu’un motif de plus pour s’attendrir et s’extasier, l’Anglais a cru devoir exercer sa sévérité de moraliste, et, en grand justicier poétique qu’il était, il a usé de cette sévérité en rendant l’amant responsable, pour la plus large part, de la destruction de son propre bonheur. Car c’est bien Roméo lui-même qui précipite la catastrophe, alors qu’à la nouvelle de la mort de sa bien-aimée, il accourt en toute hâte de Padoue et va droit au cimetière, sans prendre d’autres informations, sans même penser à interroger le père Laurent, le confident de son amour et du secret de Juliette. Shakspeare fait expier ici au jeune Montagu son excès de sensibilité, comme il fera expier au prince de Danemark l’excès de son raffinement intellectuel : ici comme là, comme dans chacune de ses tragédies, il enseigne toujours la

  1. Acte III, scène II.