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L’ACADEMICIEN. — C’est dans saint Augustin en effet, dans Boèce aussi, dans saint Bonaventure ensuite et dans les autres écrivains mystiques du moyen-âge que l’auteur de la Divine Comédie a puisé cette notion de l’amour comme principe universel, notion dont l’origine, il est presque superflu de le rappeler ici, remonte à Platon, à celui qui fut surnommé l’Homère de la philosophie. La grande originalité de Dante, de cet Homère du catholicisme, consiste dans la puissance d’imagination avec laquelle il s’est emparé de cette idée, dans le symbolisme aussi profond que poétique dont il l’a revêtue. Dans cette vaste construction du Cosmos dantesque, Dieu apparaît au sommet de l’être comme le suprême amour et la suprême lumière, et il répand ses rayons sur toutes les créatures, selon la mesure de leur perfection relative. L’amour divin pénètre jusque dans ces cercles superposés et inégalement éloignés de Dieu, dans lesquels les châtimens sont proportionnés au démérite : il éclaire encore d’une pâle lueur les limbes où ceux à qui la foi seule a manqué sont du moins exempts de souffrances, et il ne s’éteint complètement qu’au fond de cet abîme de glace où se dresse, au milieu des traîtres, le corps immense de Lucifer. Le poète s’écarte ici pertinemment, d’une manière tout à fait caractéristique et qu’on n’a peut-être pas assez remarquée, de la théologie courante qui dans la révolte de l’ange déchu voit surtout le péché de l’orgueil : Dante y voit un péché bien autrement grand, le plus grand selon lui et le plus noir de tous, car quoi de plus opposé à l’amour que la trahison ?

Notre illustre commandeur nous a déjà signalé la magnifique inspiration qui a su rattacher à cette révolte de l’ange des ténèbres, — à cette première trahison envers le « premier amour, » — les origines mêmes de l’Enfer et du Purgatoire. Précipité du haut du ciel, Lucifer adhéra au centre de la terre, « au point où par sa pesanteur tout corps est entraîné, » et là il demeure ployé « sous tous les poids de l’univers »[1]. On a été frappé, à bon droit, de ces expressions si extraordinaires pour l’époque, et on s’est demandé si Dante n’avait pas eu une idée claire et précise des lois de la gravitation ; il est permis, du moins, de voir en lui le Newton poétique du monde surnaturel. Il y a, en effet, toute une mécanique céleste et des plus originales dans ce monde créé par le génie d’Alighieri, et qui embrasse également l’infini visible et l’infini invisible, les planètes du firmament et les cercles de la damnation et de la béatitude ; il y a un véritable système d’attraction universelle :

Tutti tirati sono, e tutti tirano[2] !

  1. Inf., XXXIV, 110 ; — Parad., XXIX, 59.
  2. Parad., XXVIII, 129.