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d’une « telle vie, » — ce qui dans le langage dantesque veut dire que l’étude lui a servi de refuge contre les tentations pernicieuses du monde. Il est permis de croire que la vie active, la vie politique, avec ses émotions et ses enseignemens, a été bien autrement efficace encore pour mettre fin à cette période de dissipation et de relâchement, sans toutefois détruire entièrement dans le cœur de l’homme l’aiguillon de la chair. L’année 1300, l’année du jubilé, vit Dante assumer les hautes fonctions de prieur de la république, dont le dernier terme fut le bannissement et l’exil perpétuel ! Le spectacle des grandes vicissitudes politiques sur les bords de l’Arno, et celui des grands repentirs chrétiens sur les bords du Tibre devant les tombeaux des apôtres, vinrent se combiner ainsi à un même moment pour donner à l’âme du croyant et du poète cette secousse profonde d’où jaillit la pensée sublime de la Divine Comédie.

Ce n’était pas d’ailleurs un phénomène si rare alors chez les poètes de l’amour en Provence et en Italie, qu’une telle crise décisive, qu’une pareille évolution vers des idées ascétiques, après une longue carrière consacrée à la « gaie science » et aux donne gentili. L’histoire des troubadours en offre de bien nombreux exemples, et parmi leurs imitateurs transalpins il suffit de citer les noms de Pannucio dal Bagno, de Bacciarone, de Tommaso de Faenza, de Guittone d’Arezzo, qui tous ont vécu avant Dante, et qui tous nous ont laissé le récit plus ou moins édifiant, plus ou moins allégorique, d’une régénération morale semblable. Voici entre autres comment s’exprime l’un d’eux en racontant son renoncement au « fol amour » et sa conversion à la sainte Vierge :

Poi fn dal mio principio a mezza etate
In loco laido, disorrato e brutto,
Ovc m’ involsi tutto[1] ;


et dans ces vers abrupts il est impossible de ne pas reconnaître comme les rudimens des premières terzines de l’Enfer ; le mezza etate ici ressemble de bien près, avouons-le, au fameux mezzo del cammia dantesque. Mais tandis qu’un pareil état de l’âme comme de l’âge n’avait amené les Guittone, les Pannucio et leurs maîtres provençaux qu’à brider ce qu’ils avaient adoré et à maudire tout simplement leur ancienne « folie, » Alighieri y a trouvé le motif d’une des plus heureuses inspirations qui aient jamais été départies au génie d’un poète.

L’amour est faillible dès qu’il est spirituel, — dès qu’il n’est point une loi de mécanique ou une impulsion de l’instinct, — et il

  1. Rime di Fra Guittone d’Arezzo (Ed. Valeriani), canzon III.