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peut devenir alors la semence de toute vertu, comme de toute œuvre qui mérite punition : ce principe général de son Cosmos divin, Dante l’appliqua aussi au microcosme humain, à l’attraction des sens et à l’attrait de la femme. Si un tel penchant nous mène à la dégradation et à l’avilissement « en poursuivant du bien les images menteuses dont aucune ne tient entièrement sa promesse, » il est par contre aussi la source des plus nobles aspirations, « le creuset merveilleux de nos plus précieuses qualités » quand il est dirigé vers un digne objet et « pénétré d’une haute vertu[1]. » Une pareille distinction s’imposait à notre poète, en conséquence même de sa grande théorie platonicienne, et elle différait déjà profondément de la manière dont les troubadours repentis avaient coutume d’envisager la « folle » passion de leur jeunesse. Faisant ensuite un retour sur lui-même et sur son propre passé, se ressouvenant, dans sa misère présente, d’un temps jadis heureux, force était à Dante de penser aussitôt à la jeune fille qui, la première, avait fait battre son cœur et vibrer sa lyre. Elle lui avait donné de la gloire, « elle l’avait fait sortir de la foule vulgaire[2], » son image avait gardé toute sa candeur virginale au milieu de tant de souvenirs amoureux beaucoup moins purs ; elle avait de plus « ce je ne sais quoi d’achevé » que prête la mort. Par un procédé bien naturel, et que devait puissamment seconder une magie d’art incomparable, Béatrice se transformait dès lors en gracieux symbole de l’amour idéal dans l’ingénieuse économie du « poème sacré » que méditait Alighieri ; par un procédé infiniment moins heureux sans contredit, et en quelque sorte rétroactif, Dante imagina même de transporter le nouveau symbolisme jusque dans les anciens produits de sa muse juvénile, et il s’essaya d’abord dans une interprétation allégorique et platonique des sonnets et canzones composés autrefois dans les données du bello stile et sous l’inspiration de la galanterie chevaleresque. Telle fut évidemment l’origine de la partie prosaïque de la Vita nuova, — partie tout à fait arbitraire et factice, mais dont il importe de relever le passage final, car il nous donne le prélude et comme « l’argument » de cette Divine Comédie, dont le plan était alors déjà complètement arrêté. Dante, à la fin de la Vita nuova, parle des pèlerins qu’il avait vus traverser Florence dans l’année du jubilé, et ajoute ensuite : « Quelque temps après j’eus une vision merveilleuse pendant laquelle je fus témoin de choses qui me firent prendre la ferme résolution de ne plus rien dire de cette bienheureuse (Béatrice) jusqu’à ce que

  1. Purgat., XXX, passim.
  2. Inf., II, 105.