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commerciale qui pût mettre le littoral en communication permanente avec le centre de la France.

Le grand marché des sels du midi était Lyon. Dans les principales villes échelonnées le long du Rhône étaient établis des greniers destinés à l’approvisionnement des pays riverains. De Lyon, qui constituait l’entrepôt général, le sel était distribué en Bourgogne, dans l’Auvergne, dans le Dauphiné et dans presque toutes les provinces du centre et de l’est. Il allait même à Genève et en Suisse. Les relations entre Lyon et les salines de Peccais étaient donc fréquentes, et la remonte du fleuve était la voie la plus naturelle, la seule praticable et pratiquée par les convois de sel. Mais cette navigation n’était pas sans difficultés. Le lit du Rhône, entre la mer et Beaucaire, était sinueux et souvent encombré de bancs de sable. Les débâcles de glace, les basses eaux assez fréquentes, les tempêtes de mistral, qui faisaient rage dans toute la vallée du Rhône, étaient autant de causes de retard et même d’arrêt forcé. Les bateaux devaient quelquefois stationner pendant des semaines entières au milieu de leurs voyages, exposés à des dangers de toute nature, non-seulement pour les marchandises, mais aussi pour les conducteurs. Le « tirage du sel, » depuis les lieux de production jusqu’à Beaucaire, était à lui seul plus pénible que son transport dans tout le reste du pays ; et cette opération lente, incertaine, soumise à des délais et à des interruptions dont les conséquences étaient souvent funestes, avait lieu tout d’abord sur de petits canaux qui contournaient les salines, dans un pays qui ne présentait qu’un dédale de flaques d’eau à peine navigables, presque toutes faciles à traverser à gué, masquées par des lisières de tamaris et de longues forêts de roseaux. C’était plus qu’il n’en fallait pour tenter la cupidité et assurer l’impunité des faux-sauniers ; et de fait, malgré la sévérité des lois, la contrebande du sel, qui était une opération des plus productives, s’exerçait autour d’Aigues-Mortes sur la plus vaste échelle. Les faux-sauniers traversaient sans peine toutes ces petites roubines ; dès la chute du jour, un nombre considérable de batelets plats, légers, dont le tirant d’eau était à peine de quelques centimètres, glissaient en silence sur les étangs. Ce sont ces mêmes bateaux dont le type s’est conservé jusqu’à nos jours et qu’on emploie encore dans les chasses d’eau. Deux hommes les manœuvraient facilement ; le transbordement de la marchandise prohibée avait lieu la nuit par une série de correspondances qui déjouaient la surveillance des gabeliers et de leurs troupes ; et quelquefois même il était possible, lorsqu’il s’agissait de passer d’un étang dans un autre, de soulever à bras le petit esquif, de le transporter pendant quelque temps sur la terre et de continuer ensuite,