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une soupe aussi fade que de l’eau de vaisselle. La maîtresse de la maison sert cette soupe et cette viande à toute la famille, le matin, au lever, et le soir, au coucher ; en dehors de cette nourriture, les Tchouktchis n’ont guère que des poissons, qu’ils mangent cuits, crus ou gelés.

Après le dîner, M. Nordenskjöld, sur l’invitation de l’un de ses hôtes, dut aller s’étendre sur des peaux de rennes, et, à la lueur d’une lampe, y fumer la pipe qui lui fut cordialement offerte. On causa même, et le voyageur européen fut surpris de la facilité avec laquelle ses auditeurs comprirent la description qu’il leur fit d’un chemin de fer. « C’est un traîneau sans chiens, dit l’un d’eux, et les chiens sont remplacés par une cheminée. » Après cette explication, il dessina sur le sol un traîneau au centre duquel figurait une cheminée avec un panache de fumée. Chose singulière, ces Asiatiques aimaient à entendre parler les Européens de leur pays, de leur beau soleil, de leurs chaudes habitations ; ils paraissaient désireux de les suivre. Il serait bien intéressant de savoir si cette race déshéritée, transportée au milieu de nos climats tempérés et de notre bien-être, en viendrait un jour à regretter ses solitudes glacées et la chair des phoques. Pourquoi pas ? Le négrito des Philippines ne retourne-t-il pas invariablement à ses montagnes ?

Sur un espace de 4 milles anglais, M. le professeur Nordenskjöld ne vit pas moins de cinq villages tchouktchis, dans chacun desquels il avait su déjà se créer des amitiés. De Najikaj, notre voyageur, poussa jusqu’à Tjapka, le point le plus oriental des excursions qui furent faites à 16 milles du navire ; Tjapka est composé de quatorze tentes. A 1 mille de Tjapka était située une petite île rocheuse du nom de Idlidlja. M. Nordenskjöld s’y rendit en traîneau ; il y trouva des vestiges d’habitations onkilonnes, antérieures en apparence à celles d’Irr-Kajpij. Près d’une crevasse se tenaient des mouettes et des « moineaux de neige » en quantités innombrables. Sauf les corbeaux qui pullulaient sur les ruines de Pitlekaj, c’était la première fois, depuis longtemps, que des cris d’oiseaux frappaient les oreilles du voyageur.

C’est pendant le cours de ces excursions souvent renouvelées, qu’un des lieutenans de la Vega, M. Nordquist, a pu rassembler un vocabulaire de mille mots tchouktchis ; un jour, il faut l’espérer, ce patient officier sera en mesure de publier un dictionnaire d’une langue si peu connue, et de donner des explications sur sa construction grammaticale. Pour acquérir ces connaissances, il fallait passer de longues heures sous les abris des indigènes, supporter en compagnie d’une douzaine de Tchouktchis entièrement nus une température empestée de 30 degrés au-dessus de zéro.