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— Eh bien, principe,

Scocca
L’arco del dir, che insino al ferro hai tratto[1]...


LE PRINCE SILVIO. — Ah ! madame, ce ne saurait plus être maintenant un grand mérite de bien ajuster « l’arc du discours » et de tirer au blanc, les précédens et instructifs débats ayant déjà si pleinement éclairé la cible et circonscrit de tous côtés le point de mire ! Des divers hommes dans Alighieri que nous avons vus jusqu’ici successivement passer devant nos yeux, aucun en effet ne nous a encore expliqué ce trouble mystérieux et poignant, ce sentiment « d’angoissante fascination, » pour parler avec notre gracieuse hôtesse, qu’évoque toujours en nous instinctivement ce nom redoutable de Dante. Ses souffrances individuelles et ses épreuves comme citoyen ont été certes dépassées par les infortunes d’un Tasse, d’un Milton ou d’un Cervantes. Son inspiration a été heureuse et merveilleuse comme rarement une autre le fut pour la sûreté et la force toujours égales; il n’a point connu ces « aheurtemens de la pensée à une forme et à une matière récalcitrantes, » ces combats meurtriers de l’alta fantasia et du possa dans lesquels s’est épuisé le génie titanique de Michel-Ange. Enfin une discussion approfondie nous a parfaitement édifiés sur la part de la vérité et de la fiction dans le désespoir amoureux du chantre de la Divine Comédie. Tout ceci bien établi, il ne nous reste plus dès lors qu’à interroger l’homme transcendant dans Alighieri, le croyant et le penseur, veux-je dire, pour avoir le mot, s’il est possible, d’une destinée qui ne laisse pas de nous paraître pathétique entre toutes. Le secret de sa tragédie, ne faudrait-il pas le chercher dans son idéal religieux ou politique, dans sa manière de concevoir la cité de Dieu ou la cité humaine, et dans le démenti cruel que les générations contemporaines ou celles qui suivirent ont pu donner à cet idéal, à cette conception? C’est ce que, avec votre indulgente permission, je vais examiner ici.

Je n’éprouve aucun embarras à vous prier de me suivre sur le terrain religieux, bien que ce terrain n’ait certes pas manqué de mirages et que maint commentateur de Dante y ait trouvé sa selca selvaggia. Vous savez par quels procédés l’école de Ugo Foscolo et de Rossetti est parvenue à présenter Alighieri comme le chef principal d’une vaste confrérie maçonnique qui au XIIIe et au XIVe siècle travaillait sourdement à la ruine du catholicisme. De nos jours, un honnête Français, qui de son propre aveu avait d’abord en 1842 traduit la Divine Comédie en toute candeur et sans y voir malice,

  1. Purgat., XXV, 17-18.