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Mme de Staël, tout enfant, battant la vieille Mme Geoffrin pour la forcer à lui céder sa chaise, n’est-ce pas là une petite scène qui pourrait fournir à un peintre le sujet d’un de ces tableaux anecdotiques qu’on goûte si fort aujourd’hui ? Ce n’est pas au reste la seule fois que le nom de la fille de Mme Necker se trouve sous la plume de Mme Geoffrin. Tantôt elle charge Mme Necker de ses amitiés pour Cendrillon, tantôt, elle annonce (toujours sévère), que si elle vient le soir, elle donnera « le fouet à la mère et du bonbon à la petite. » Enfin je terminerai ces citations par une lettre un peu plus longue que les autres où Mme Geoffrin se peint avec le même naturel et la même orthographe dans les deux traits distinctifs de son caractère : l’humeur affectueusement grondeuse qui la poussait à travailler sans relâche au perfectionnement de ses amis, et le coin de vanité bourgeoise qui la faisait se complaire au souvenir de son fameux voyage de Pologne, le grand événement de sa vie, son jour de triomphe et d’ascension au Capitole.


À Paris, ce 4 juillet 1772.

Personne ne conoit, et ne sent mieux que vous, ma chère et très aimable amie, le charme de l’amitié et ces douceurs et ne les fait mieux éprouver à vos amis. Mais vous ne conoiterai jamais, cette facilité, cette aisance et cette liberté, qui donne une jouissance parfaite de la société. J’avois fait mes conventions avec notre cher ami Thomas qu’il me donneroit de vos nouvelles, simplement, en bultin, tel que les médecins les donne à la porte des malades. Par ce récit simple on est instruit de l’état de la personne et des personnes à qui l’on s’interressent et cela ne demande point de réponse.

Mais comment est-il possible de n’en pas faire à la lettre charmante et tendre, que j’ay reçue de vous. Je ne vous y repond sependant que pour vous dire, qu’elle m’a fâché. Je vois qu’il est impossible de rien changer dans votre caractaire inquiet et agissant et en même tems foible. Quand j’ay été en Pologne j’avois 66 ans, je n’étois jamais sortie de mon coin. J’ai fait un voiage plus long que n’est celuy que vous faite, j’ay passé par des chemins qui n’en étoient pas et ou il ni avoit d’autre gite que des etables dont on fesoit sortire les bestiaux en donnant de l’argent, du pain inmangeable et de l’eau détestable. Hé bien, j’avois un objet, et cette objet me fesoit oublier chaque jours, celui qui l’avoit précédé ; je ne sentois jamais que le mal du moment et encore je le sentois peu.

Vous avez pour objet votre santé. Cela dois vous être assé intéressant pour vous faire suporter les inconvénients de quelques jours de malaise, pour un bien aussi grand que l’est celui de sa santé sans le quel il n’an est point.