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qu’enfin il ait pris cette résolution, — il faut que toute la Grèce, par la voix d’Ulysse, lui ait rappelé tous les sacrifices qu’elle a faits et quelle est prête à faire pour lui. Voltaire a raison. Dans le théâtre de Racine, il n’y a rien de plus complet, ni de plus proche de la perfection de l’art qu’Iphigénie en Aulide. Il y a certes d’admirables parties dans Andromaque, et dans Phèdre on ne se lassera jamais d’étudier le plus beau rôle qu’ait tracé Racine. Mais Iphigénie, sans contredit, s’accommode, se comporte, se soutient mieux à la scène. Et la langue sans doute n’en est ni moins pure, ni moins harmonieuse, ni moins ferme.

On a cru pouvoir cependant, plus d’une fois, dans Iphigénie comme aussi bien dans les autres tragédies de Racine, relever telles et telles impropriétés, singularités, ou même naïvetés de diction. On a, par exemple, critiqué ces deux vers :


Il fallut s’arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile…


comme si ce n’était pas, dit-on, quand le vent tombe que la rame devient « utile, » et comme si ce n’était pas justement quand la mer est « immobile » qu’on la fatigue. avec succès ! Rien de mieux observé, sauf qu’il eût été bon de lire avec un peu plus d’attention les vers qui précèdent et les vers qui suivent :


Un prodige étonnant fit taire ce transport,
Le vent, qui nous flattait, nous laissa dans le port.
Il fallut s’arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile.
Ce miracle inouï me fit tourner les yeux…
Vers la divinité qu’on adore en ces lieux…


Je ne vois pas trop où serait « le prodige étonnant » et le « miracle inouï » si c’étaient des causes naturelles qui, seules, eussent arrêté la flotte. Il me semble au contraire que le prodige étonnant, c’était que le vent les flattait et qu’il les laissait cependant dans le port, comme le miracle inouï, c’était qu’on avait beau faire usage de la rame, la rame était « inutile, » et la mer demeurait « immobile, » et on la fatiguait vainement. J’avoue maintenant sans difficulté qu’il vaudrait mieux que Racine ici n’eût pas mis les deux épithètes à la rime. Heureusement que ce n’est guère son habitude. L’abus des adjectifs ne date que des beaux jours du romantisme. Il ne serait pas mauvais d’examiner un jour de très près les critiques de toute sorte que l’on a dirigées de notre temps contre le style de Racine. On trouverait tous les élémens de la discussion dans le Lexique de la langue de Racine, de M. Marty-Laveaux, et dans l’excellente introduction dont M. P.