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par la santé de ses enfans, ne pouvait-elle pas toujours profiter de ces occasions fugitives ; de quoi le maréchal se lamentait et souvent se dépitait. Les seules querelles qu’il ait jamais faites à la maréchale, cette longue correspondance en fait foi, eurent toujours pour origine le mécontentement où il était de ne pas la voir assez souvent, il y a dans les négociations conjugales (c’est le mot propre) qu’il employait pour faire aboutir ses désirs, une délicatesse où se trahit une âme aussi digne que tendre. Quand il appelle la maréchale auprès de lui, l’invitation n’est jamais expresse ; il se contente d’insinuer qu’il serait heureux si elle profitait de telle ou telle circonstance favorable. La maréchale montre-t-elle quelque hésitation ou oppose-t-elle un refus motivé, il n’insiste plus ; mais à l’accent singulier de tristesse par lequel il exprime ses regrets, tristesse qui n’est jamais mêlée d’un reproche, on sent que ce cœur susceptible a éprouvé un frisson de froid, et que battant pour ainsi dire en retraite il se réfugie en lui-même pour souffrir seul, sans vouloir se soulager en faisant porter à sa compagne la responsabilité de sa déception. Mais aussi quelle ivresse lorsqu’il a pu se sentir époux et père en réalité pendant quelques semaines ! Les premières lettres qui suivent chacune des visites de sa femme nous le disent. La vivacité du souvenir récent prolonge pour ainsi dire la présence de la maréchale, après qu’elle s’est éloignée, comme le jour se prolonge encore après que le soleil a disparu derrière l’horizon ; elle a laissé après elle des traînées d’amour qui, dans les premiers momens au moins, dissimulent son absence ; elle a remis le cœur de son mari au ton d’une vie passionnée dont il refuse d’abandonner l’habitude et qu’il continue ingénieusement après le départ par le moyen des songes. La personne aimée n’est plus là, mais les yeux ont gardé d’elle une image toute fraîche qu’ils transmettent à l’âme pendant les heures où le sommeil la délivre de la vulgaire tyrannie de la perception immédiate. Il se voit encore entouré de la famille qui vient de le quitter, il reçoit les caresses de ses enfans, partage leurs jeux, et au réveil son premier soin est de noter ces rêves heureux. Ces rêves sont si nombreux qu’ils finissent par constituer une particularité psychologique des plus significatives ; ils suffisent à dire en effet combien Davout aimait les siens. La rédaction en est quelquefois très gaie, et plus souvent encore touchante ; mais, pour mettre le lecteur mieux à même d’en juger, tirons de cette correspondance deux ou trois exemples de ces hallucinations d’amour.


Thorn, 21 avril 1812.

Après un départ de la maréchale. — La nuit passée, j’ai été avec mon amazone de Stettin, et lorsque j’ai eu la certitude que c’était un rêve j’ai éprouvé un chagrin bien vif ; pendant plus d’une heure j’étais