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vieillis à la cour de Louis XV, dont la jeunesse avait eu des spectacles bien différens sous les yeux ? voici une lettre écrite d’une main affaiblie et tremblante par un homme dont on n’est guère accoutumé à associer le nom à tout ce mouvement d’idées des premières années du règne de Louis XVI, par ce comte de Tressan, que Marie Leckzinska appelait le plus aimable des vauriens et auquel elle imposait de faire des cantiques en vers comme pénitence :


À Franconville, ce mardy[1].
Monsieur,

J’ay été élevé sous les yeux du régent et à la cour du feu roy, par un oncle qui m’avoit apris à bien voir ; je suis bien vieux, mais ma vue n’est point affoiblie, et je gémis sur tout ce que je vois, et prévois. Votre belle ame, monsieur, et celle qui lui est égale et qui fait votre bonheur sont les seules qui puissent estre fermes et tranquilles en ce moment. J’ay été passer hyer une heure avec M. de Buffon mon ami depuis cinquante ans, j’ay baisé, les larmes aux yeux, une lettre faitte pour instruire et pénétrer le cœur d’un vray sage. Permettez-moy, monsieur, de vous jurer de nouveau l’attachement, le dévouement que vous m’avez inspiré. Je vous admireray, vous respecteray, vous aimeray jusqu’au dernier soupir ; je vous suplie de me mettre aux pieds de Mme Necker, mon cœur fut déchiré en passant hyer devant Saint-Ouen, j’envie le bonheur du concierge de votre maison.

De grâce, ne me privez pas longtemps tous les deux de l’honneur et du bonheur de vous aller rendre un bien pur homage, et lorsque vous voudrez bien voir vos serviteurs les plus fidelles, je vous conjure d’apeller ce vieux Tressan qui dans ce moment ne conoit de gens éclairés qui sont heureux que M. et Mme Necker.


Parfois ces témoignages d’enthousiasme arrivaient à M. Necker d’un camp bien voisin de celui où il comptait ses ennemis les plus acharnés. C’est ainsi que le propre beau-père de l’amie de la reine, le vicomte de Polignac, mécontent, il est vrai, d’un passe-droit qu’il avait subi, exhalait, dans une lettre à M. Necker, son enthousiasme et ses griefs :


Je ne croyois pas, monsieur, pouvoir rien ajouter aux sentimens de haute, estime et admiration que vous m’avez déjà inspiré, mais après la lecture de votre ouvrage, je ne scay plus de quels termes me servir

  1. Cette lettre, qui ne porte point de date, a dû être écrite au moment de la disgrâce de M. Necker.