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donc la conséquence de mon assiduité à l’étude. Avec cela, j’étais sédentaire, impropre par ma faiblesse musculaire à tous les exercices du corps. J’avais un oncle voltairien, le meilleur des hommes, qui voyait cela de mauvais œil. Il était horloger, et m’envisageait comme devant être le continuateur de son état. Mes succès le désolaient ; car il sentait bien que tout ce latin contre-minait sourdement ses projets et allait faire de moi une colonne de l’église, qu’il n’aimait pas. Plus tard, lors de mes écrits, il triompha. Je me reproche quelquefois d’avoir contribué au triomphe de M. Homais sur son curé. Que voulez-vous ? C’est M. Homais qui a raison. Sans M. Homais, nous serions tous brûlés vifs. Mais, je le répète, quand on s’est donné bien du mal pour trouver la vérité, il en coûte d’avouer que ce sont les frivoles, ceux qui sont bien résolus à ne lire jamais saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin, qui sont les vrais sages. Gavroche et M. Homais arrivant d’emblée et avec si peu de peine au dernier mot de la philosophie ! c’est bien dur à penser.

Mon jeune compatriote et ami, M. Quellien, poète breton d’une verve si originale, le seul homme de notre temps chez lequel j’aie trouvé la faculté de créer des mythes, a rendu ce tour de ma destinée par une fiction très ingénieuse. Il prétend que mon âme habitera, après ma mort, sous forme d’une mouette blanche, autour de l’église ruinée de Saint-Michel, vieille masure frappée par la foudre qui domine Tréguier. L’oiseau volera toutes les nuits avec des cris plaintifs autour de la porte et des fenêtres barricadées, cherchant à pénétrer dans le sanctuaire, mais ignorant l’entrée secrète ; et ainsi, durant toute l’éternité, sur cette colline, ma pauvre âme gémira d’un gémissement sans fin. — « C’est l’âme d’un prêtre qui veut dire sa messe, » dira le paysan qui passe. — « Il ne trouvera jamais d’enfant pour la lui servir, » dira un autre. Effectivement, voilà ce que je suis : un prêtre manqué. Quellien a très bien compris ce qui fera toujours défaut à mon église, c’est l’enfant de chœur. Ma vie est comme une messe sur laquelle pèse un sort, un éternel Introibo ad altare Dei, et personne pour répondre : Ad Deum qui lœtificat juventutem meam. Ma messe n’aura pas de servant. Faute de mieux, je me la réponds à moi-même, mais ce n’est pas la même chose.

Ainsi tout me prédestinait à une modeste carrière ecclésiastique en Bretagne. J’eusse été un très bon prêtre, indulgent, paternel, charitable, sans reproche en mes mœurs. J’aurais été en prêtre ce que j’ai été en père de famille, très aimé de mes ouailles, aussi peu gênant que possible dans l’exercice de mon autorité. Certains défauts que j’ai fussent devenus des qualités. Certaines erreurs que je professe eussent été le fait d’un homme qui a l’esprit de son état.