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J’aurais supprimé quelques verrues, que je n’ai pas pris la peine, n’étant que laïque, d’extirper sérieusement, mais qu’il n’eût dépendu que de moi d’arracher. Ma carrière eût été celle-ci : à vingt-deux ans, professeur au collège de Tréguier ; vers cinquante ans, chanoine, peut-être grand vicaire à Saint-Brieuc, homme très consciencieux, très estimé, bon et sûr directeur. Médiocrement partisan des dogmes nouveaux, j’aurais poussé la hardiesse jusqu’à dire, comme beaucoup de bons ecclésiastiques : Posui custodiam ori meo. Mon antipathie pour les jésuites se fût exprimée en ne parlant jamais d’eux ; un fond de gallicanisme mitigé se fût dissimulé sous le couvert d’une profonde connaissance du droit canonique.

Un incident extérieur vint changer tout cela. De la petite ville la plus obscure de la province la plus perdue, je fus jeté, sans préparation dans le milieu parisien le plus éveillé. Le monde me fut révélé ; mon être se dédoubla ; le Gascon prit le dessus sur le Breton ; plus de custodia oris mei ; adieu le cadenas que j’aurais sans cela mis à ma bouche ! Pour le fond, je restai le même. Mais, ô ciel ! combien les applications furent changées ! J’avais vécu jusque-là dans un hypogée, éclairé de lampes fumeuses ; maintenant le soleil et la lumière allaient m’être montrés.


II

Vers le mois d’avril 1838, M. de Talleyrand, en son hôtel Saint-Florentin, sentant sa fin approcher, crut devoir aux conventions humaines un dernier mensonge et résolut de se réconcilier, pour les apparences, avec une église dont la vérité, une fois reconnue par lui, le convainquait de sacrilège et d’opprobre. Il fallait, pour cette délicate opération, non un prêtre sérieux de la vieille école gallicane, qui aurait pu avoir l’idée de rétractations motivées, de réparations, de pénitence, non un jeune ultramontain de la nouvelle école, qui eût tout d’abord inspiré au vieillard une complète antipathie ; il fallait un prêtre mondain, lettré, aussi peu philosophe que possible, nullement théologien, ayant avec les anciennes classes ces relations d’origine et de société sans lesquelles l’Évangile a peu d’accès en des cercles pour lesquels il n’a pas été fait. M. l’abbé Dupanloup, déjà connu par ses succès au catéchisme de l’Assomption, auprès d’un public plus exigeant en fait de jolies phrases qu’en fait de doctrine, était juste l’homme qu’il fallait pour participer innocemment à une collusion que les âmes faciles à se laisser toucher devaient pouvoir envisager comme un édifiant coup de la grâce. Ses relations avec Mme la duchesse de Dino, et surtout avec sa fille, dont il avait fait l’éducation religieuse, sa parfaite entente avec M. de Quélen, les protections aristocratiques