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qui permet à l’électeur de la minorité de racheter son impuissance en accumulant sur un même candidat tous ses suffrages. Si ces remèdes sont suffisans, les cours suprêmes de Pensylvanie et de l’Ohio ne pourront être la proie d’une seule faction politique.

Il n’est pas surprenant qu’une réaction se produise en un pays où toute la hiérarchie des magistrats que la constitution déclare inamovible rend dans les cours fédérales une justice dont les Américains sont satisfaits. Cette comparaison perpétuelle entre les deux modes de recrutement et les garanties qui entourent les juges[1] provoque, parmi les hommes de loi et chez tous ceux que n’aveugle point la passion, des réflexions salutaires. Les critiques qui s’adressent aux cours locales sont trop graves pour que l’opinion publique, éclairée par la vue de ces désordres, ne s’applique pas à défendre la justice fédérale. Tout le monde sent d’ailleurs que les cours des États-Unis ne pourraient être livrées aux fantaisies électorales, sans que la constitution, qu’elles ont mission de défendre, fût menacée. C’est ici qu’il devient nécessaire d’expliquer, avec plus de précision, le rôle de la justice fédérale.

Aux États-Unis, la justice est un véritable pouvoir ; dans nos anciennes sociétés, il n’est pas surprenant que plus d’un publiciste ait refusé de reconnaître au corps judiciaire les caractères d’un pouvoir indépendant. Née de la puissance exécutive, vivant de tolérance, lui servant en quelque sorte d’instrument et de conseil, l’autorité judiciaire ne possède, chez les nations du continent, aucun des attributs que comporte sa mission, la plus haute de l’état. Les Américains n’ont pas hésité à les lui donner : en adoptant la formule de Montesquieu, ils ont fait de la séparation des trois pouvoirs une vérité fondamentale. Ils ont remarqué que, par sa nature, le pouvoir judiciaire était le plus faible. Ils ont voulu en faire le plus fort, celui auquel appartiendrait le dernier mot, A l’exécutif, qui dispose des honneurs et qui tient l’épée de la société, à la législature qui, non seulement, est maîtresse du budget, mais qui règle les droits et les devoirs sociaux, ils ont voulu opposer comme un frein le pouvoir de juger. Comme la loi doit être le seul souverain en une république, ils ont considéré qu’au-dessus du soldat, du président, ou des législateurs, devait planer, dans une sphère inaccessible aux intrigues, l’interprète de la loi. Ils ont établi à son profit le plus immense pouvoir judiciaire qui ait été constitué chez aucun peuple. A les entendre, à lire les docteurs de leur théorie constitutionnelle, la république le veut ainsi : les

  1. Les juges américains des deux ordres conservent leurs fonctions, soit pendant la durée de leurs pouvoirs électifs, soit tant que dure leur bonne conduite. Ils ne sont renversés de leur siège que par la procédure d’impeachment, c’est-à-dire par la mise en accusation poursuivie par la chambre des représentons devant le sénat.