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après tout ? lorsque les circonstances sont extrêmes, il est bien naturel que les sentimens le soient aussi, et d’ailleurs n’est-il pas évident que l’abattement d’un tel homme n’est pas celui d’une femmelette, et peut-on s’y tromper ? Voici une anecdote qui en dit long à cet égard. Elle est connue de tous les lecteurs de Ségur, mais elle peint avec trop d’énergie la nature propre à Davout pour ne pas être rappelée dans une esquisse de son caractère.


Davout traversait, lui troisième, X… (une ville prussienne). Cette ville attendait les Russes ; sa population s’émut à la vue de ces derniers Français. Les murmures, les excitations mutuelles, et enfin les cris se succédèrent rapidement ; bientôt les plus furieux environnèrent la voiture du maréchal, et déjà ils en dételaient les chevaux quand Davout paraît, se précipite sur le plus insolent de ces insurgés, le traîne derrière sa voiture, et l’y fait attacher par ses domestiques. Le peuple, effrayé de cette action, s’arrêta, saisi d’une immobile consternation, puis il s’ouvrit docilement et en silence devant le maréchal, qui le traversa tout entier, en emmenant son captif.


Voilà un homme abattu qui fait encore une assez fière figure, on en conviendra, d’où il faut conclure que les mêmes mots prennent un sens fort différent selon les personnes auxquels ils s’appliquent.

À ces bruits malveillans sur l’état moral de Davout se rapporte indirectement un singulier incident ignoré jusqu’ici et qui révèle une fois de plus les étranges services que Napoléon exigeait de la. presse soumise à ses ordres. Ennuyé d’entendre ses ennemis crier victoire, il fit insérer dans le Moniteur deux prétendues lettres de Davout et de Ney tendant à établir qu’en toute rencontre les Russes avaient été battus, et qu’en définitive c’était le froid seul qui avait triomphé de la grande armée, lettres où les signataires n’avaient jamais mis la main. Avis aux historiens de l’avenir. Ils devront savoir désormais que ces document sont de fabrique impériale, et cependant ils devront malgré cela se garder de leur refuser toute créance, car au fond ces lettres reproduisaient assez exactement les opinions des deux maréchaux et ne faisaient que répéter ce qu’on leur avait entendu exprimer mainte fois. Nous ne pouvons rien dire ; pour ce qui est, de Ney, mais pour ce qui est de Davout, il est certain que, dans ses lettres à la maréchale, il met une insistance-extraordinaire à établir que l’armée n’a été détruite que par l’hiver et que les Russes ne peuvent se vanter d’une seule victoire. Puisque ce sont là leurs opinions, qu’elles concordent avec les miennes et qu’elles sont utiles à ma politique, pensa Napoléon, il n’y a aucun inconvénient à leur donner une publicité qu’ils ne me refuseraient pas, et sans plus de façon il les met en scène, comme s’il eût obtenu, leur aveu. Pour plus de vraisemblance, le rédacteur écrivit ces