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mille sans nommer Xénophon. Aussi, bien que l’espace dont notre sujet nous permet de disposer soit trop limité pour nous étendre sur son beau livre aussi largement qu’il le mérite, ne résisterons-nous pas au plaisir de nous y arrêter un instant. Il a été très bien dit que l’Histoire de la campagne de 1812 était un véritable récit épique ; elle est telle en effet, mais plus et mieux encore qu’on ne l’a dit, et c’est ce caractère seulement que nous voulons mettre en relief. Elle est épique par la culture classique dont elle fait preuve et qui s’est trouvée en rapport exact avec la nature du sujet, par le ton soutenu d’éloquence qui y règne d’un bout à l’autre et grâce auquel elle échappe à cette simplicité qui est une condition ordinaire de la bonne prose, mais qui en un tel sujet serait impuissante et presque déplacée. Elle est épique par cette qualité de témoin et d’acteur qui permet à l’auteur de suppléer à l’inspiration poétique par la vivacité du souvenir et qui fait circuler dans ses pages ces larmes mêmes des choses dont toute âme humaine est touchée. Ce n’est pas en effet aux historiens qu’il faut s’adresser pour trouver à quoi comparer ce récit, c’est aux poètes, et s’il fallait marquer son rang par la nature des émotions qu’il fait naître, nous ne voyons guère où le placer, si ce n’est à côté du second livre de l’Enéide, d’où son épigraphe est tirée. Épique par la forme, cette Histoire l’est bien plus encore par la substance, où surabondent ces deux élémens nécessaires de toute épopée, l’héroïsme et le merveilleux. Vous rappelez-vous ce colonel Jacqueminot, traversant à cheval la Bérésina chargée de glaces, s’élançant seul sur les soldats de Tchaplitz qui s’éloignent et en enlevant un qu’il rapporte au bout du poignet à Napoléon, et pensez-vous qu’il y ait dans le moine de Saint-Gall ou dans aucune chronique chevaleresque prouesse plus robuste ? Voilà pour l’héroïsme des actions. Vous rappelez-vous Murat et Davout se menaçant devant Napoléon, qui les écoute, la mine sombre, en jouant du bout de sa botte avec un boulet de canon ? Voilà pour la grandeur des scènes. Vous rappelez-vous l’arrivée devant Moscou, Napoléon attendant une députation qui n’arrive pas et l’armée entrant avec stupeur dans une capitale silencieuse, dont les habitans sont d’invisibles démons laissés derrière lui par le magicien Rostopchine pour semer l’incendie, et pensez-vous qu’il y ait dans les poèmes les plus fabuleux histoire de ville enchantée plus merveilleuse que celle-là ? Voilà pour l’étrangeté des événemens. Et le froid, ce froid inéluctable que certains contes du peuple russe ont transformé en un méchant génie comme les Grecs avaient personnifié la force des rayons solaires en une divinité redoutable, ne vous semble-t-il pas qu’à cette différence près qu’on n’entend pas sonner harmonieusement son carquois lorsqu’il traverse les rangs de l’armée, il tient d’une manière assez dramatique le rôle