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Khaboras. Le satrape trouva les Macédoniens déjà occupés à jeter leurs ponts. Après une démonstration insignifiante, il prit le parti de se retirer ; en quelques heures, toute l’armée d’Alexandre se montra rassemblée sur l’autre rive. Si le Rhin était aussi accommodant que l’Euphrate, César n’eût jamais songé à écrire la phrase grosse d’orages que des siècles de combats devaient graver en traits de feu et de sang au cœur des Gaules : Germant sunt qui trans Rhenum incolunt !

Alexandre n’avait point encore eu de nouvelles certaines de Darius ; ses coureurs lui amenèrent enfin quelques prisonniers. On interroge ces captifs, on les presse et on apprend, non sans étonnement, que Darius a déjà dépassé la ville d’Arbèles, qu’il y a laissé ses bagages et qu’il s’est empressé de jeter un pont sur le Lycus, — le grand Zab. — Le monarque vaincu vient de son propre mouvement au-devant de son vainqueur ; il affecte l’offensive et est évidemment résolu à s’en rapporter au sort des armes. L’armée perse a mis cinq jours à traverser le fleuve ; on peut juger par ce seul renseignement de la multitude qu’on aura bientôt à combattre.

Le grand Zab, affluent du Tigre, n’est pas un cours d’eau insignifiant : le baron Félix de Beaujour le compare à la Durance, et le lieutenant Heudde, de la marine des Indes, qui le traversa au mois de mars de l’année 1820, lui donne un cours profond et rapide, avec 300 pieds anglais au moins de largeur. Le Lycus franchi, Darius s’est avancé de 15 kilomètres encore vers le nord-ouest pour se rapprocher de la rive gauche du Tigre. Il a fini par déployer son immense armée sur les bords d’une petite rivière appelée le Boumade, dans la vaste plaine de Gaugamèle, — la maison du chameau. Le terrain est en vérité bien choisi ; l’espace, cette fois, ne fera pas défaut au torrent ; les cavaliers pourront fournir de belles charges sur la vaste arène. Darius a pris soin d’en faire disparaître les inégalités. Ce n’est pas seulement pour sa cavalerie que le roi des Perses a voulu aplanir le chemin, c’est surtout à ses chars de guerre qu’il prépare une surface unie. Le char de guerre, Homère nous l’a décrit et tous les bas-reliefs assyriens nous le montrent ; en leur qualité de colons phéniciens, les Carthaginois l’ont souvent fait rouler avec son imposant fracas dans les champs de la Libye. Darius a deux cents chars hérissés de faux et de piques. En avant du timon se projettent deux fers de lance aigus, de chaque côté du joug s’étendent de longues lames tranchantes, sous l’essieu même apparaît, semblable aux chasse-neiges de nos locomotives, tout un arsenal meurtrier destiné à raser la terre. Que ces deux cents chars ouvrent seulement la brèche dans l’épaisse phalange d’Alexandre, quinze éléphans les suivent prêts à l’élargir.