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sentimens humains, les droits de propriété de l’Égypte étaient devenus sacrés pour le nouveau conservateur. Il réclama de Saïd-Pacha des lois encore plus draconiennes que celles d’Abbas contre les fouilles et l’exportation. Le sous-sol de la vallée du Nil lui appartenait ; l’idée qu’on pouvait voler une de ses pierres l’exaspérait. Il eût fait volontiers fouiller à la douane d’Alexandrie tous les voyageurs suspects de dissimuler un scarabée. Retournant les procédés d’autrefois, il voyait de fort bon œil cette industrie des faux antiques qui fleurit dans tous les villages du haut Nil et atteint une telle perfection d’imitation ; c’était là un dérivatif à la manie de collection des touristes ; quand ceux-ci revenaient montrer au bey des Osiris fraîchement cuits aux fourneaux arabes de Louqsor, Mariette admirait beaucoup, de son bon air narquois, enviait la trouvaille, ou faisait mine de se fâcher et disait : « Passe encore pour celui-là, mais pas d’autres, ou je vous dénonce. » Pourrait-on jurer que lui-même n’en ait jamais donné de semblables aux quémandeurs de souvenirs ? Parfois, il lui venait des pensées mélancoliques sur l’avenir de son musée, il avouait que ces trésors seraient plus en sûreté dans notre Louvre, que, s’il y avait jamais moyen d’arranger cela… et il ajoutait tout bas : après moi.

Ce fut en 1858 que Mariette, appelé par Saïd-Pacha, s’établit définitivement en Égypte. Il ne l’a plus quittée depuis lors. Tout en créant et surveillant le musée de Boulaq, il exploitait son domaine, de la mer aux cataractes de Nubie, de Suez au Fayoum. Chaque hiver, son petit vapeur sillonnait le Nil, en quête de monumens enfouis ; sous la pioche de ses ouvriers, les grands temples secouaient leur manteau de sable et rouvraient leurs vastes salles à l’étude, cette autre prière. Les victoires de Mariette se nomment, comme celles de Bonaparte, les Pyramides, Esneh, Thèbes, Philae ; mais des victoires du savant il est plus resté. L’infatigable travailleur a catalogué, copié, déchiffré et publié pour le monde savant ces kilomètres de bas-reliefs historiques et de registres hiéroglyphiques. Il en a tiré le sens littéral d’abord, puis la synthèse philosophique, dans ses admirables Mémoires ; en dernier lieu, il découvrait à Tanis le cycle des Hycsos, le premier chapitre de l’histoire des migrations mongoliques. Mais vais-je mesurer en quelques lignes cette œuvre colossale ? Non, tenons-nous-en à l’homme aujourd’hui.

Il semblerait que cet homme dût enfin être parfaitement heureux. Si le bonheur est dans la poursuite et la réussite d’une seule idée, dans la faculté de vivre à la place qu’on s’est choisie avec tous ses amours rassemblés contre son cœur, Mariette avait toutes les conditions du bonheur dans son cher univers de Boulaq. Pourtant