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nous l’avons tous connu morose, mécontent de lui-même et des autres, cachant mal à l’œil d’un ami de secrètes blessures. Sans doute il fallait attribuer la plus haute part de cette tristesse à l’inquiétude éternelle du savant, à la peine de tout grand esprit qui entend chanter là-bas la vérité lointaine et ne sait jamais assez d’où vient le chant divin. Mais l’inégalité d’humeur de Mariette avait aussi des causes plus terrestres. Une légende un peu complaisante s’est créée sur sa situation en Égypte ; on a dit et imprimé que des princes magnifiques avaient comblé tous ses vœux et fait la science millionnaire, ce qui n’est pas fréquent. De bonnes gens ont estimé que l’archéologie, rentée et protégée par les Médicis du Caire, avait fait preuve d’impuissance en ne changant pas la face du monde : pour un peu, on eût voté au pharaon l’épithète glorieuse de son prédécesseur, Rhamsès le Grand, « le gardien de la vérité. » Nous autres vieux Levantins, nous sommes plus sceptiques, et nous avons nos versions à nous.


III

Le matin, quand Mariette n’était pas dans son cabinet de travail à Boulaq, on savait où il fallait le chercher. C’était, en hiver, au divan du palais d’Abdin ; en été, sous un grand sycomore qui servait de salon d’attente à la porte du pavillon de Gézireh, « sous l’arbre, » comme on disait en Égypte. Là se réunissaient les courtisans, les fonctionnaires, les pachas, les curieux, les gens d’affaires, de maltôte et de politique, ceux qui venaient aux nouvelles et prenaient le vent, ceux qui éprouvaient le besoin de voir le maître ou d’être vus de lui, ceux qui espéraient une faveur, une concession, une fortune ; et tout le monde a espéré une fortune dans cette bienheureuse Égypte du dernier quart de siècle. Quelle page d’histoire contemporaine on referait avec la galerie des figures qui ont défilé « sous l’arbre » de Gézireh ! Toute l’Égypte y a passé et un bon quart de l’Europe, — non le moins bon, à parler franc, — les avides, les naufragés, les gens de toutes les Judées, qui faisaient dire à quelqu’un : « Heureux le pharaon de la Bible ! il n’avait qu’un Joseph. » Entre les cigarettes et les tasses de café qu’apportaient les Abyssins, on devisait, on nommait aux emplois, on s’arrachait les cotes de bourse, on bâtissait des châteaux sur le Nil, en attendait : quoi donc ? Oh ! mon Dieu, une chose toute simple en ce temps et ce pays-là, on attendait que le dispensateur de tout bien vous appelât pour vous offrir un million en échange d’un petit service ; mieux encore, on lui en apportait, des millions ; chaque arrivant avait dans une poche un petit papier qui les promettait par