Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/901

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doute injurieux, malheureusement mérité, soutient mon courage et stimulera, je l’espère, l’ardeur de nos jeunes gens.

« Tcherkasski, quoique absorbé par son ministère ; m’aide autant que le lui permettent ses forces et le manque de temps. Mes autres compagnons sont aussi pleins de zèle. — Aujourd’hui, jour de Pâques, selon le nouveau style[1], j’ai réuni à dîner une grande partie de mon armée civile[2]. Ephrème[3] ne m’a pas permis d’inviter plus de quatorze personnes, et il m’a annoncé cela d’un ton peu satisfait. Nous manquons ici en effet de vaisselle, de linge de table et de bien d’autres choses. Je ne pouvais cependant abandonner mes pauvres employés au caprice du sort ; aussi je les invite à dîner à tour de rôle, huit ou neuf à la fois…

« … Il ne faut avoir aucune inquiétude à mon égard. La surveillance ne faiblit pas, et, d’après les recommandations d’Ephrème sans doute, un de mes trois cosaques ne me quitte pas plus que mon ombre. »

On voit que de peine Milutine se donnait pour dresser les jeunes gens qui devaient lui servir de collaborateurs. C’était peu pour lui d’avoir conçu et combiné dans les détails tout un vaste plan de réformes sociales ou politiques ; comme un architecte qui manquerait de maçons et de tailleurs de pierre, il était lui-même obligé de façonner les ouvriers dont les mains devaient mettre les matériaux en œuvre. Avec les instrumens les plus parfaits, la tâche fût restée singulièrement difficile ; qu’était-ce avec un tel outillage, avec un tel défaut d’hommes et de bras ? Pour le comprendre, il faut envisager d’un peu plus près l’œuvre entreprise par Milutine et ses amis, il faut se rendre brièvement compte de la situation du peuple des campagnes que Milutine prétendait régénérer, au nom du tsar et au profit de la Russie.


II

Le paysan polonais semble avoir été, durant les derniers siècles, un des plus malheureux de l’Europe, à l’époque même où presque partout le villageois succombait sous le double faix des taxes fiscales et des droits féodaux. L’abaissement du peuple des campagnes ne saurait étonner chez, une nation où une sorte de plèbe nobiliaire, composée de la szlachta, formait tout le pays légal, dans un état dont la vicieuse constitution réunissait les inconvéniens sociaux de

  1. Le calendrier grégorien était encore en usage dans le royaume de Pologne ; une des plus bizarres conséquences du nouveau système d’assimilation a été de ramener après trois siècles, la patrie de Kopernic au calendrier julien.
  2. Gragdanskoï komandy.
  3. Valet de chambre et maître d’hôtel de Milutine.