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l’extrême aristocratie aux défauts politiques de l’extrême démocratie. Un de nos écrivains français du XVIIIe siècle, Bernardin de Saint-Pierre, nous a laissé quelque part une navrante et évidemment trop fidèle peinture de la situation du paysan polonais, durant les dernières années de la république[1]. Dans un siècle aussi naïf en politique que zélé pour l’humanité, cette oppression du paysan devait mal servir la république de gentilshommes. Ce fut, après l’intolérance religieuse de la Pologne sous ses derniers rois, une des principales causes de la complaisance de nos philosophes envers les auteurs des partages, et c’est la meilleure excuse de leurs félicitations à la grande Catherine ou à Frédéric le Grand.

Le mal, du reste, était si manifeste qu’il ne pouvait manquer de frapper les yeux de la noblesse polonaise. Dans le court répit accordé à leur patrie, entre le premier et les derniers partages, l’un des soucis des patriotes les plus clairvoyans était de relever le peuple ; mais les factions politiques et les luttes intestines des confédérations, l’anarchie intérieure et la perfide surveillance de voisins, jaloux de voir la Pologne se régénérer, puis bientôt les partages, les changemens de domination dans un pays sans cesse coupé et recoupé en morceaux et ballotté sans repos d’une domination à une autre, tout, dans l’indépendance comme dans l’asservissement, a empêché les libéraux polonais d’exécuter leurs projets en faveur de l’habitant des campagnes. Malgré les généreuses proclamations de Kosciuszko, la république tomba avant d’avoir pu effectuer l’abolition du servage.

Dans le grand-duché de Varsovie, dont la majeure partie a formé le royaume de Pologne, il ne pouvait y avoir de servitude légale sous l’empire du code Napoléonien usage après comme avant 1815. En droit, le paysan était libre ; en fait, sa situation n’avait guère changé ; assujetti à la corvée et lié à la glèbe par la coutume ou la misère, il se trouvait pratiquement, au point de vue économique comme au point de vue administratif, dans un état fort voisin du servage. Tant qu’avait duré en Russie le servage légal, servage qui, chez les Russes, avait fini par dégénérer en véritable esclavage, l’abaissement de la population rurale, bien que déploré par les Polonais éclairés, n’avait rien d’anormal dans le petit royaume dont le congrès de Vienne avait fait l’annexe du grand empire. Là, comme dans les provinces lithuaniennes ou petites-russiennes voisines, le gouvernement russe avait bien, à différentes époques et notamment sous l’empereur Nicolas, en 1846, essayé de régler par des inventaires les droits et les obligations réciproques des

  1. Dans ses récits de voyage, si je ne me trompe. Sur la position légale des paysans, dans l’ancienne Pologne, on peut consulter Hüppe : Verfassung der Republik Polen, p. 58-65.