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de nature, si capricieuse qu’elle soit, qui résiste à l’affection, et qu’Alfred de Musset savait qu’il pouvait compter ici sur l’affection la plus vraie et la plus dévouée. Le fondateur de la Revue, nous avons eu occasion de le dire dans une étude précédente, était sensible au talent à un degré extraordinaire ; mais parmi tous les noms illustres sur lesquels son amitié s’est portée, il n’en est pas qui en ait eu une part plus grande qu’Alfred de Musset. Nous en pouvons parler en connaissance de cause pour avoir été témoin pendant plus de vingt-cinq ans de la persistance de cet enthousiasme. Quelle admiration émue lorsqu’il s’exprimait sur le génie du poète I quelle énergie à le défendre lorsqu’il était attaqué ! « Je n’ai connu personne qui eût au même point que M. Buloz le sentiment de ce qui est distingué, » disait aux funérailles de notre ancien directeur un homme des plus considérables à notre collaborateur M. Victor Cherbuliez. La louange est certes délicate, elle n’est cependant qu’exacte, et rien n’est mieux fait pour la justifier que cette affection pour Alfred de Musset. Il y avait encore une autre cause à la fidélité du poète, c’est que jamais talent ne se prêta plus naturellement que le sien aux conditions de notre mode de publication. La Revue et Alfred de Musset semblaient faits l’un pour l’autre. Pour de telles inspirations, vives, brillantes, rapides, repoussant le morcellement, quel logis mieux approprié qu’un numéro de Revue, où elles viennent s’enchâsser comme un médaillon dans sa monture ? C’est le logis le mieux approprié, ajoutons que c’est même le seul. Ces inspirations en effet ne pouvant former volume qu’à l’état de légion, quel autre moyen chacune isolément aurait-elle de se présenter devant le public ? C’est le cas, en particulier, pour les comédies de Musset. Écrites sans préoccupation du théâtre et de taille trop modeste pour aspirer isolément aux honneurs de la librairie, combien de temps leur aurait-il fallu attendre avant de faire en groupe leur entrée dans le monde ? Si le talent d’Alfred de Musset fut pour la Revue naissante une heureuse fortune, la Revue fut aussi le meilleur instrument de sa renommée et pendant longtemps elle en fut l’unique.

C’est, dis-je, par le petit drame d’André del Sarto que Musset fit son entrée dans la Revue. Quoiqu’il y ait mis habilement en scène certains côtés des mœurs des artistes italiens de la renaissance, ce n’est pas à tout prendre une de ses bonnes œuvres que ce drame qui serre le cœur sans l’émouvoir et où la sympathie ne peut se porter sur aucun des personnages, tous également et vilainement coupables par le fait de l’amour, lequel apparaît ici comme la puissance malfaisante par excellence. Sous l’empire de cette obsession qui ne le quitta jamais, Alfred de Musset, en effet,