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la théorie ; car si digne d’admiration que soit cet heureux état d’une mère parfaitement saine allaitant un enfant également sain, c’est pour d’autres actes qu’un esprit cultivé et une âme élevée réservent ce degré d’admiration que commandent des actes « absolument bons. »

Partout où « l’évolution sociale, » comme dit M. Spencer, fait sentir ses effets, elle tend à détruire l’équilibre entre les divers élémens qui concourent à la vie de l’individu ou de la société elle-même. L’état de chaque élément n’est déterminé que pour une faible partie par l’acte présent dont il subit l’effet ; il dépend, pour tout le reste, des actes antérieure, non-seulement de l’individu, mais de l’espèce, et de toutes les influences extérieures qui ont agi ou qui agissent actuellement sur l’espèce et sur l’individu. Un philosophe français contemporain, M. Marion, dans un livre plein d’observations aussi vraies qu’ingénieuses, a étudié au point de vue moral cette solidarité universelle qui relie entre eux et avec tout l’ensemble de la vie extérieure dans la nature entière tous les élémens et tous les états d’un même être[1]. Or cette solidarité se fait surtout sentir dans la sensibilité. Si nous sommes sous la dépendance des influences les plus multiples et les plus diverses, c’est surtout par cette faculté de jouir et de souffrir qu’affectent à la fois, sous les formes les plus variables et les plus complexes, toutes les forces intérieures ou extérieures qui agissent sur l’âme et sur le corps, au gré de toutes les inclinations héréditaires ou acquises qu’ont contribué à développer en nous les causes les plus éloignées dans la vie universelle. Quel obstacle au perfectionnement ou, pour parler le langage de M. Spencer, à l’évolution progressive de l’être, s’il fallait s’assurer avant tout la satisfaction d’une faculté sur laquelle nous avons si peu d’empire ! Au prix de quels efforts ne s’achète pas le développement intellectuel, le progrès vers la vérité ! Ces efforts sont payés de la joie la plus pure quand une vérité nouvelle vient illuminer l’esprit ; mais rien de moins sûr et souvent rien de plus fugitif que cette joie. Non-seulement la vérité cherchée peut se dérober indéfiniment, mais rarement elle apparaît sans ombres, sans motifs de doute, sans quelque côté faible qui prête à des objections plus ou moins spécieuses. Les intelligences les plus hautes sont celles qui se contentent le plus difficilement, qui prévoient le mieux toutes les causes d’incertitude ou d’erreur, qui se rendent le mieux compte de tout ce qui manque à la plus belle découverte pour qu’elle reçoive tous ses développemens et conquière d’unanimes et complètes adhésions. Et ces nobles

  1. Marion, de la Solidarité morale ; Essai de psychologie appliquée.