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intelligences sont souvent unies à la sensibilité la plus délicate et l’a plus irritable, la plus accessible aux découragemens, aux froissemens d’amour-propre, aux mouvemens de colère contre tous les obstacles qui au dedans ou au dehors se dressent contre la vérité. Et elles sont souvent aussi unies à une organisation maladive, dont les perturbations et les exigences viennent sans cesse entraver leurs recherches et leur gâter par de tristes soucis et de vulgaires souffrances les joies de la découverte. M. Spencer se plaît à nous rappeler que nous ne sommes pas de purs esprits et qu’il nous faut tenir compte de toutes les conditions de notre bien-être, si nous ne voulons pas voir sombrer dans le dépérissement des organes et dans l’obscurcissement de l’esprit lui-même nos plus sublimes efforts. Il a raison, et le sage ne doit négliger aucun des élémens de la vie totale ; mais il doit laisser chacun à son rang, et il lui est permis de s’assigner un autre but que leur parfait entretien et leur heureux équilibre. Rien de ce qui a honoré l’humanité dans l’ordre intellectuel ne se serait accompli s’il n’y avait eu des hommes dont la pensée a su s’élever au-dessus de la préoccupation exclusive de leur bien-être ou même de leur bonheur.

Rien aussi de ce qui a honoré l’humanité dans l’ordre moral. L’exercice de toutes les vertus est assurément facilité ou entravé par les causes de tout genre qui peuvent affecter en bien ou en mal les facultés de l’âme et les organes du corps ; mais celui qui ne viserait pas plus haut qu’à conserver la mens sana in corpore sano serait-il capable de dévoûment ? serait-il capable d’héroïsme ? M. Spencer ne voit qu’un dernier reste des plus anciennes superstitions dans la glorification de la douleur, chère encore à certaines âmes stoïques ou chrétiennes. Les hommes primitifs s’étaient forgé des dieux jaloux qu’ils croyaient satisfaire en leur offrant le spectacle des plus atroces souffrances. La vertu ou la piété moderne garde la trace de ces grossières croyances quand elle se fait un mérite d’affronter la douleur. Je ne sais jusqu’à quel point cette déduction est légitime ; mais il y a autre chose dans l’idée de noblesse qui s’attache à la douleur courageusement supportée ou même audacieusement bravée. Non-seulement la douleur est une épreuve pour la vertu (on l’a reconnu dans tous les temps), mais le champ de la douleur semble s’élargir avec le progrès même de la vertu. Qui dit patriotisme dit une capacité plus grande pour souffrir de tous les maux de la patrie ; qui dit charité dit une capacité plus grande pour souffrir de tous les maux de l’humanité. Quelles douleurs ne naissent pas des vertus de la famille ! Heureux ceux qui n’ont pas d’enfans ! ont dit bien des pères. Leur cœur les dément, alors même que leur foyer a connu plus de chagrins que de joies ; car ils