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d’Orléans. Nous nous réunissions quelquefois, Louis de Cormenin, les cousins d’Isis et moi ; nous allions nous asseoir vers minuit à une table du Café Anglais et, sans avoir faim ni soif, nous soupions. Étions-nous gais ? J’en doute ; nous étions bruyans. et cela suffisait. Invariablement, au dessert, on chantait un quatrain qu’Henri Rolland avait composé et dont la mesure m’a toujours semblé aussi discutable que l’originalité :

Descendons gaîment le fleuve de la vie ;
Mes amis, buvons sans songer à la mort !
Quand elle viendra, que notre âme ravie
De la coupe encor cherche à toucher le bord !


Cela se chantait sur un air à porter le diable en terre et qui ressemblait à un De profundis ; néanmoins nous le trouvions fort beau, car Henri Rolland en était l’auteur. Pendant que j’écris ces lignes, cet air bourdonne dans mon souvenir et me rappelle des nuits perdues, des nuits passées sans motif, sans plaisir, qui nous laissaient veules pour vingt-quatre heures et appauvris pour plusieurs jours.

Si je m’étais borné à souper quelquefois avec des amis de mon âge, il n’y aurait pas eu grand mal ; mais je commis de plus graves sottises que je ne me sens pas la vertu de regretter, car l’expérience que je leur dois n’a pas été stérile. Je voyais approcher l’époque de ma majorité, et je ne sus pas résister à ce que l’on appelle la vie de Paris ; elle m’emporta. Je devins sans effort ce que l’on nomme aujourd’hui un parfait gommeux. J’avais le goût des chasses à courre ; cela me mit en relation avec des jeunes hommes qui ne dédaignaient aucun genre de plaisirs ; ils m’attirèrent ; je me laissai aller et je fis comme eux. Je devins un habitué des coulisses de certains théâtres et au cirque Olympique j’étais parmi les « chevaliers du crottin. » Il ne me fut point difficile, mais il me fut onéreux de me procurer l’argent que ma famille avait raison de me refuser ; ma situation d’orphelin bientôt majeur me donnait du crédit et je trouvai commode d’acheter des chevaux en échange de quelques billets à ordre payables à ma vingt et unième année. Louis de Cormenin me suivait dans cette médiocre existence où je m’étais lancé avec mon impétuosité naturelle, mais il me suivait un peu comme Thiberge avait suivi Des Grieux, en me tirant par les pans de l’habit et en me criant : « Casse-cou ! » Il est probable qu’il ne lirait pas assez fort, ou que je tirais plus fort que lui, car il ne me retenait pas et je l’entraînais. Je connus la fine fleur des « demoiselles » de ce temps-là et j’en suis bien aise, car je les ai trouvées si