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prodigieusement bêtes, que je m’en sois éloigné pour toujours ; je ne doute point que celles d’aujourd’hui ne soient pleines d’esprit, mais celles qui florissaient en 1842 étaient stupides.

Cette vie-là était-elle amusante ? Je ne le crois pas ; j’en ai gardé un souvenir neutre et triste, comme de quelque chose d’absolument vide ; c’est terne et fade, avec le regret du temps gâché que l’ou aurait si bien employé au travail. Je me hâte de dire que je ne devais pas séjourner longtemps dans ce mauvais pays où souffle la malaria des cerveaux ; je n’eus besoin de personne pour m’aider à en sortir les bagues sauves. Un jour du mois d’août 1842, un jeudi, j’eus une de ces déceptions où le cœur a moins de part que la vanité et qui ne sont point rares dans ce genre d’existence. Je rentrai chez moi d’humeur maussade, et tout en répétant la phrase de Shakspeare : « Fragilité, ton nom est femme ! » je me mis à faire mentalement le compte de mes dettes ; sans être excessif, le chiffre était respectable et devait ébrécher quelque peu mon patrimoine. Comme le joueur décavé j’étais en veine de beaux raisonnemens : je ne me les épargnai point. Il ne me fut pas difficile de me prouver que je n’étais qu’un sot, et qu’en ne quittant pas sans délai la route où je m’étais engagé j’arrivais à la ruine et à l’abrutissement. Les conseils d’Ausone de Chancel, ceux du chevalier Amendée Jaubert, sonnaient à mon oreille et vibraient en moi comme des remords. Ma résolution fut prise : il faut partir ! Je descendis chez Louis de Cormenin ; en deux mots, je le mis au fait. Il me serra dans ses bras en pleurant et me dit : « Tu as raison ; va-t’en ! » Nous fîmes mes paquets ensemble. Dans une malle je déposai Plutarque traduit par Amyot, Brantôme, Rabelais, Montaigne, l’Histoire des Français des divers états d’Alexis Monteil, Victor Hugo, Alfred de Musset, et, pensant au chevalier Jaubert, la Bibliothèque orientale de d’Herbelot. Le samedi, c’est-à-dire deux jours après, j’étais parti.

Ma grand’mère possédait dans le département de la Sarthe, entre Fresnay-le-Vicomte et Sillé-le-Guillaume, un bien patrimonial composé de trois fermes, dont l’une, le fief de Frémusson, avait prêté son nom à mes ascendans de la ligne maternelle. La ferme principale s’appelait Bernay, comme tant de localités de France où les ours ont rôdé jadis. La maison d’habitation était une vieille commanderie de templiers, manoir de la fin du XIIIe siècle, bâti en pierres énormes, muni au centre d’une tourelle tétragone, caché au fond des bois comme un repaire de brigands. Le nom des champs, — la Douve, la Corvée, la Prée aux lances, — indique que l’on y avait mené la vie militaire ; l’ancienne chapelle des moines rouges sert de grange. Tout le rez-de-chaussée et les greniers de cette