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chatellenie rouillée par le temps formaient le logis des fermiers. Les propriétaires s’étaient réservé la jouissance du premier étage composé de trois vastes chambres, au plafond desquelles les poutres faisaient des saillies noires. Les cheminées étaient tellement larges qu’elles contenaient des bancs de pierre abrités sous le manteau et que les pluies d’orage éteignaient le feu. C’est là que je m’installai avec une vieille paysanne, la mère Simonne, que j’avais prise pour faire la cuisine et qui ne savait rien de Paris, sinon que les laitières y mettent de l’eau dans le lait. Je vécus là pendant six mois ; ce fut ma veillée d’armes, je ne la trouvai pas trop longue. J’avais de quoi m’occuper, et la lecture ne chômait pas, sans compter les sonnets, les ballades et les odes que je produisais avec une déplorable facilité. J’avais loué le cheval du meunier de Fresnay-le-Vicomte ; on me l’avait donné pour un poney ; c’était une affreuse petite rosse, maigrelette et rabougrie, dont la queue était absente, dont la tête était trop longue, dont les jambes étaient trop faibles. Je n’étais pas lourd à cette époque, et, l’un portant l’autre, nous allions loin ensemble. Les bois de Bernay, — un simple bouquet, — étaient contigus aux bois de Brézé et à la forêt de Sillé ; il y avait là d’admirables promenades, des sentiers ombreux, des futaies de chênes, des étangs magnifiques et une sorte de précipice nommé le Saut-au-Cerf, où, plus d’une fois, mon cheval et moi, nous sommes tombés de compagnie en voulant franchir des rochers couverts de mousse. Je ne m’ennuyais pas, et, souvent, le soir, j’allais dans certaines « passes » connues me mettre à l’affût pour tirer des loups qui sont nombreux dans ce pays boisé, alors mal coupé de routes et tout à fait sauvage. Dans ces expéditions, j’avais un compagnon ; c’était Lafleur, un garde du marquis de Brézé, gars solide, dans la maisonnette duquel M. de La Rochejaquelein s’était caché pendant plusieurs semaines sous le nom de Dunant après l’échauffourée vendéenne de 1832. À cette même époque, Lafleur avait quitté le pays, et quand je lui demandais où il avait été, il me répondait : « Ah ! j’ai été par-ci, par-là, du côté de Clisson et de Tiffauges ; de jolis endroits, tout de même, où l’on descendait les gendarmes pour passer le temps. »

Louis de Cormenin vint me voir au mois d’octobre ; il resta avec moi huit jours, qui sont un de mes bons souvenirs. Seuls, vaguant à travers bois, nous jouissions de notre indépendance, de notre amitié, et des beaux projets que nous formions. C’est là, avec lui, près de la grande cheminée où brûlaient des souches de poirier, que j’ai tracé l’itinéraire de mes voyages en Orient ; il m’avait apporté l’Examen critique des historiens d’Alexandre de Sainte-Croix ; nous le lisions avec ardeur, et, me