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monstrueux et les jouissances colossales. Là se marque le trait de jonction du romantisme avec le saint-simonisme déjà incipient vers cette époque. Jusqu’alors, la charité privée et les institutions de bienfaisance avaient passé aux yeux des philanthropes pour des moyens efficaces de venir en aide aux classes déshéritées : le socialisme moderne inventa le droit à la jouissance, droit proportionnel en tous cas, mais que les romantiques, apologistes exclusifs de la passion, mesurèrent à l’envergure de leurs héros, d’où il advint que le génie eut d’emblée tous les droits et que l’homme de complexion moindre fut jeté par-dessus bord aux applaudissemens de la galerie. Ainsi s’explique cette ère de persécution contre « le bourgeois » qui date de la première représentation d’Hernani et que les derniers survivans de Théophile Gautier, de Gérard de Nerval et de Flaubert mènent encore. Car ce qu’il faut se garder d’oublier, c’est que, si Don Juan, — le Don Juan de Mozart, de Byron, d’Hoffmann, d’Alfred de Musset et de bien d’autres, — fut le héros par excellence de cette grande épopée romantique, c’est que, parmi les diverses créations de l’humain cerveau, il n’en existe pas une qui soit faite pour revendiquer de plus haut et à travers tout comme légitime ce droit à la jouissance. Romantisme et saint-simonisme avaient donc leurs raisons de rimer ensemble, et c’est un fait déjà intéressant, presque omineux, de voir sitôt après la révolution de juillet le Globe, organe de la jeune école littéraire passer aux mains des nouveaux réformateurs de la société. « Affranchissement de l’esprit, » disaient les uns ; « émancipation de la chair, » prêchaient les autres ; témoignant ainsi qu’en ce qui regarde les actes de l’existence, esprit et matière sont bien forcés de s’entendre pour marcher d’accord, sans quoi notre pauvre monde serait mort depuis longtemps, n’en déplaise aux intransigeans du naturalisme.


HENRI BLAZE DE BURY.