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homme brisé, mais triomphant, est comme le symbole du travail humain, de cette beauté suprême qui n’est plus faite de parcimonie mais de largesse, d’aisance mais d’effort, et où le mouvement n’apparaît plus seulement comme le signe et la mesure de la force dépensée, mais comme l’expression de la volonté et le moyen d’apprécier son énergie intérieure.


III

L’école de l’évolution a eu raison de chercher dans les lois mécaniques du mouvement l’explication de ses qualités esthétiques les plus superficielles ; mais, nous venons de le voir, il ne faut pas s’arrêter là. On ne peut considérer les membres mus indépendamment du moteur, la force dépensée indépendamment de la volonté qui la dépense pour un but. La beauté supérieure des mouvemens est donc d’emprunt ; elle vient de plus haut : c’est à la sphère de la volonté et des sentimens que nous devons nous élever pour en trouver l’explication.

Par l’effet de l’habitude et de l’association, tout mouvement a fini par représenter pour nous un sentiment, un état de conscience ; toute manifestation de la vie extérieure est devenue à nos yeux une manifestation de la vie intérieure. À ce nouveau point de vue, la beauté des mouvemens résidera surtout dans l’expression, et elle grandira à mesure que le mouvement traduira au dehors une vie plus élevée, plus intellectuelle et plus morale. Le mouvement qui ne ferait que manifester une force brute nous laisserait froids ; il pourrait nous plaire encore par les dessins géométriques qu’il réalise ; mais nous ne nous mettrions pas pour ainsi dire à la place du moteur, pour jouir sympathiquement de l’aisance des mouvemens accomplis. En réalité, un mouvement beau ou gracieux a toujours quelque chose de vivant, et nous ne pouvons nous empêcher de placer par derrière un moteur semblable à nous. Voir la nature et la trouver belle, c’est se la figurer vivante et, autant que possible, se la représenter sous une forme humaine. On pourrait dire en renforçant la parole de Térence : Je ne m’intéresse qu’à ce qui est humain. S’il n’y avait pour embellir l’univers que le poids, le nombre et la mesure, il nous laisserait presque indifférera.

La première qualité du mouvement, la force, est en somme invisible et cachée ; quand ce mot ne désigne pas une simple formule de mécanique abstraite, il désigne un déploiement d’activité ou de volonté qui ne nous est connu que par la conscience. La force, cette première beauté, se ramène donc à un simple état de conscience, lié lui-même à des sentimens de toute sorte, par exemple la confiance en soi, l’assurance et le courage. Il y a un point où la force