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c’était Camille Cavour qui s’essayait à la politique et répétait la parole historique de la maison de Savoie : «L’Italie est un artichaut qu’il faut manger feuille à feuille. » Dix-sept ans après Novare, le Piémont était à Milan, à Naples et à Venise.

Flaubert et moi, nous avions beau fuir tout ce qui, de près ou de loin, touchait à la politique, elle nous atteignait par les mille tracasseries de la police, qui nous suivait dans les musées, nous regardait déjeuner au cap Misène et écoutait nos causeries dans les cavées d’Herculanum. Sans nous gêner, elle nous importunait et plus d’une fois nous fit abandonner des excursions commencées. A Rome, on nous laissa tranquille, et je pus prendre des notes dans le musée étrusque sans voir un custode se pencher au-dessus de mon épaule pour regarder dans mon calepin. Nous voulions faire des fouilles à Cornetto, retrouver des ampoules et des coupes, mais les formalités que nous aurions eues à affronter devaient être si longues que nous primes le parti d’y renoncer. Flaubert se plaisait à Rome, et, comme au temps de sa première jeunesse, il évoquait les gladiateurs en parcourant les gradins du Colisée ; il frappait de son bâton les dalles de la voie sacrée et regrettait de n’avoir pas vu Titus triompher en faisant porter devant lui le chandelier d’or à sept branches.

« Le monde, dans son immensité, appartient au voyageur, » a dit F. Ruckert. Cela est vrai ; nous venions d’en faire l’expérience. La vie étagée, restreinte, formulée nous rappelait ; nous allions reprendre notre numéro d’ordre au milieu de la civilisation. Plus de tente, plus de désert, plus de palmiers, plus de fleuve vagabond, plus de courses à cheval avec les Bédouins, plus de narguileh fumés en écoutant la flûte à deux branches moduler ses variations sur la basse continue des darboukas ; l’existence sous le soleil, en liberté, en expansion, était close; il fallait rentrer dans les maisons à cinq étages, dans les rues populeuses, dans les vêtemens étroits, dans la régularité, dans la convention. Cela me paraissait dur, et je me disais : « Que ne suis-je à Schyraz ou à Persépolis? » Quand nous revînmes à Paris, au mois de mai 1851, nous nous imaginions avoir mis fin à notre apprentissage; nous ne savions pas alors que l’apprentissage des lettres dure toute la vie et que l’on peut mourir centenaire avant de l’avoir terminé.


XVI. — LA « REVUE DE PARIS. »

La joie de retrouver Louis de Cormenin fut une compensation à la tristesse que me causait la fin de mon voyage. En 1850, pendant que je chevauchais à travers la Phénicie et la Cœlé-Syrie, Louis s’en était allé avec Théophile Gautier vivre à Venise. Ces deux êtres très doux, un peu nonchalans, rêvasseurs, experts aux choses de l’art,