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raconte, je ne sais d’après quel récit, qu’il y avait bal cette nuit-là dans le quartier et que les officiers français, rencontrant les dames qui en sortaient, leur offrirent galamment le bras pour les conduire chez elles. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’y eut ni désordre ni pillage. Maurice arriva tout droit chez le gouverneur, qui n’était prévenu de rien et se laissa constituer prisonnier sans résistance.

Le bruit de l’événement se propageant rapidement, la garnison ne se défendit pas longtemps contre les deux autres attaques. Les Saxons, passant les premiers, se précipitèrent en foule pour aller féliciter leur compatriote. Ils avaient deux officiers supérieurs qui prétendaient tous deux être ses frères; le chevalier de Saxe, seul reconnu en cette qualité, et le général de Rustowski, qui se vantait que sa mère avait eu, même avant la belle Aurore, les faveurs d’Auguste II. Maurice, en les voyant entrer, leur sauta au cou, en leur disant : « Canailles ! vous voyez bien que je suis votre aîné, puisque je suis arrivé avant vous. » L’électeur vint ensuite, suivi de tout son état-major, pleurant de joie et embrassant tout le monde[1].

L’effet du coup de théâtre fut complet, Belle-Isle en tressaillit de joie sur son lit de douleur, et la surprise lui causa une révolution qui commença sa convalescence, ce qui ne l’empêcha pas d’affirmer quelques jours après que tout s’était passé par ses ordres et d’après ses instructions.

Marie-Thérèse, qui attendait de jour en jour la nouvelle d’une victoire dont son cher mari partagerait l’honneur, pleura, dit-on, des larmes de rage. « Voilà Prague perdue, écrivait-elle à son fidèle confident, et les suites en seront bien mauvaises... Voilà, Kinski, l’époque où il faut avoir du courage, où il faut conserver la patrie et la reine, car je suis une pauvre princesse sans celle-ci

  1. La relation de la prise de Prague fait l’objet de plusieurs rapports officiels dans la correspondance du ministre de la guerre. Il y a de plus un récit fait par le duc de Chevreuse, témoin oculaire, à son père, le duc de Luynes, et inséré dans les Mémoires de ce dernier, t. IV, p. 482. — Enfin M. Saint-René Taillandier a publié récemment une lettre de Maurice lui-même racontant sa prouesse au chevalier de Folard. Naturellement ce dernier compte-rendu doit inspirer plus de confiance que tous les autres ; mais il est cependant sur plusieurs points difficile à concilier avec les rapports officiels. Quant au dialogue de Chevert et du grenadier, c’est une anecdote du temps, devenue légendaire. L’auteur de la notice de Chevert, dans la Biographie universelle de Michaud, dit l’avoir entendu raconter par cet officier lui-même, dans sa vieillesse, et je l’ai recueillie, dans mon enfance, de personnes qui la tenaient certainement du comte, depuis maréchal de Broglie. Je possède aussi une lettre de M. de Broglie se plaignant que, dans le récit officiel de l’événement, ou n’ait parlé que de Chevert sans mentionner la part qu’il y avait prise.