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miennes. Ne doutez jamais de la plus parfaite estime et de l’amitié la plus sincère avec laquelle je suis, mon cher maréchal, votre très fidèle et inviolable ami[1]. »

Et comme l’expérience lui avait déjà appris que les éloges directs font toujours moins de plaisir, parce qu’ils sont supposés moins sincères que ceux qui reviennent indirectement par la voix publique, il écrivait à Voltaire sans le prier de lui garder le secret : « J’ai vu et entretenu le maréchal de Belle-Isle, qui sera dans tout pays ce qu’on appelle un très grand homme ; c’est un Newton pour le moins en fait de guerre, autant aimable dans la société qu’intelligent et profond dans les affaires, et qui fait un honneur infini à la France, sa nation, et au choix de son maître. »

Le ton enthousiaste de cette épître dut paraître à l’esprit perspicace de Voltaire d’autant plus remarquable que, peu de jours auparavant, il en avait reçu une première sur un mode tout différent. Frédéric y disait tout simplement que M. de Belle-Isle et sa suite avaient fait l’effet de gens sensés, ce qui était d’autant plus curieux qu’en général, en Allemagne, tous les Français passaient pour des fous à lier. A bon entendeur un demi-mot suffit. Il ne fallait que ce contraste pour que Voltaire pénétrât le double jeu que son royal correspondant se plaisait à entretenir, et les vers suivans qu’il lui envoie en réponse étaient destinés sans doute à lui montrer qu’on l’avait compris. Le poète s’adresse aux divers diplomates qui faisaient queue à la porte de la tente de Frédéric et leur dit :

Hyndfort et vous, Ginkel[2], vous dont le nom barbare
Fait jurer de mes vers la cadence bizarre :
Veniez-vous près de lui, le caducée en main
Pour séduire son âme et changer son destin ?
Et vous, cher Valori, toujours prêt à conclure,
Veniez-vous de Ginkel déranger les mesures?
Ministres cauteleux, ou pressans, ou jaloux,
Laissez là tout votre art : il en sait plus que vous.
Il sait quel intérêt fait pencher la balance,
Quel traité, quel ami convient à sa puissance,
Et toujours agissant, toujours pensant en roi,
Par la plume et l’épée il sait donner la loi[3]

.


Ce fut à Nymphenbourg, résidence de l’électeur de Bavière auprès de Munich, où il s’était rendu en quittant Dresde, que Belle-Isle reçut les caresses de Frédéric et la nouvelle, plus flatteuse encore,

  1. Pol. Corr., t. II, p. 251 et 252.
  2. Ginkel était le ministre de Hollande, qui ne se séparait guère de l’agent anglais.
  3. Frédéric à Voltaire 2 et 13 mai 1741. — Voltaire à Frédéric, 29 juin 1741. (Correspondance générale de Voltaire.)