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Aussi choisit-on uniquement les connaissances qui se prêtent à ce compte. Il y a là, en effet, quelque chose de rigoureux qui exclut l’arbitraire dans les estimations ; mais c’est justement cette grande rigueur dont il faut se défier. La doctrine du produit net n’est pas de mise dans ces affaires : l’esprit n’est pas un moyen, c’est un instrument. C’est à d’autres conditions que se conserve dans l’art d’écrire, comme dans les autres arts et dans l’industrie, ce qui est ici et ce qui n’est pas partout, la façon, le style, la main, le génie léger de l’ouvrier français… Il est bon de former des professeurs, parce qu’il est bon qu’il y en ait ; mais sans leur faire tort, il est bon qu’il y ait aussi autre chose que des professeurs, ne fût-ce que pour varier… Où commence l’injustice, c’est quand on prétend mettre toute une nation à ce régime, surtout quand cette nation est la nation française. Elle a toujours compté et, malgré la fortune elle compte toujours dans le monde par des aptitudes d’esprit que rien ne pourra lui enlever, excepté nous, si nous sommes assez imprudens pour les dénaturer. Elle est le pays des esprits lumineux qui se reconnaissent au milieu des idées, les discutent, les jugent, élèvent les idées vraies à une clarté supérieure qui les rend visibles à tous. Montaigne, Pascal, Descartes, Montesquieu, Voltaire, sont tous des Français. Il y en a d’autres, d’abord ce grand public, qui mérite qu’on lui rende plus de justice. Il y a la foule sans cesse renouvelée qui avec un nom moindre ou sans nom, écrit et cause, et alimente l’éternelle querelle du vrai et du faux en philosophie, en religion, en morale, en politique, en art, avide de s’entendre et de se faire entendre, décidée à n’être dupe de rien, et qui constamment en exercice, arrive à distinguer la vérité par une espèce de tact infaillible… C’est un des plus sensibles plaisirs qu’on puisse éprouver que d’être au milieu de ce public si fin connaisseur. On reconnaît avec joie que la culture ne fait pas tout ici, qu’il y a le sol. » — Mais ce sol, il ne faut pas le laisser en friche ; il faut le remuer sans cesse, jeter dans le sillon entr’ouvert les idées à pleines mains. Malgré tout, malgré tant de fautes, ce pays, grâce à Dieu, est vivant. «N’allons pas le refroidir et l’éteindre, ajoutait ce maître excellent. Tout professeur n’est pas Villemain, Cousin, Guizot, Saint-Marc Girardin ; mais si un de ces hommes se rencontre, ne le condamnez pas à l’épigraphie ou à la philologie ; il importe qu’il y ait place pour lui ; que des auditeurs venus de partout emportent partout ses idées, transmettent l’impression reçue, étendent le mouvement ; à côté du livre, il importe de garder l’enseignement autrement vivant de la parole, la communication rapide des esprits, l’émotion contagieuse, l’électricité des foules. — Il y a une popularité misérable, celle d’un homme qui flatte les passions du public et descend par lui à toutes les complaisances. Mais il y en a une