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Il ne nous reste plus qu’à montrer les philosophes eux-mêmes devenus censeurs à l’occasion, le noble d’Alembert, par exemple, et le généreux Diderot. A la vérité, je n’ai pas découvert qu’aucun directeur de la librairie eût été si naïf que de demander à Voltaire ce qu’il pensait d’un livre ou d’un journal; mais Voltaire se passait bien qu’on le lui demandât; et lorsqu’il se sentait bien en cour, nul n’hésitait moins que l’auteur de l’Écossaise à réclamer la suppression des feuilles de Fréron. D’Alembert y mettait plus de façons. En 1758, lorsque la Lettre sur les spectacles, de Rousseau, fut sur le point de paraître, Marc-Michel Rey, l’éditeur d’Amsterdam, sollicita l’autorisation d’en adresser un certain nombre d’exemplaires à ses correspondans de Paris. Malesherbes répondit favorablement, mais, par déférence pour un collègue de l’Académie des sciences, il communiqua l’ouvrage à d’Alembert. « Si vous jugez à propos de nommer un censeur, lui écrit d’Alembert, et de me choisir pour cela, je vous donne par avance mon approbation par écrit ; » et quinze jours, plus tard, emphatiquement, quand il a lu tout l’ouvrage, qui venait à Paris feuille par feuille : « J’ai lu l’ouvrage de M. Rousseau contre moi; il m’a fait beaucoup de plaisir[1]. » N’est-ce pas dommage que tant de générosité soit en pure perte; que les ouvrages qui, comme celui de Rousseau, viennent de l’étranger, n’aient besoin que d’une approbation tacite, et que les affaires de Rousseau, comme d’Alembert le sait fort bien, se règlent pour ainsi dire personnellement entre M. de Malesherbes et Rousseau? Mais d’Alembert n’en a pas moins pris le beau rôle : nous verrons tout à l’heure comment il le soutiendra. Pour Diderot, je conviens que ce n’est pas sous Malesherbes qu’il a rempli les fonctions de censeur, c’est un peu plus tard, sous M. de Sartine. Admirons comme le choix est heureux! L’auteur des Bijoux indiscrets chargé d’examiner si les livres ne contiennent rien contre les mœurs ! Vous me direz que l’on avait bien honoré de la même confiance le très licencieux auteur du Sopha. Mais ce que Diderot examinait surtout, c’était s’ils ne contenaient rien contre les encyclopédistes. Il estimait, comme son ami M. Grimm, que l’Écossaise était sans doute une assez plaie comédie, de peu de mouvement et de peu d’intérêt à la scène, d’ailleurs une plaisanterie du meilleur goût, tandis que les Philosophes, de Palissot, étaient de ces abominations contre lesquelles un gouvernement fort eût dû sévir impitoyablement. M. de Sartine, un jour, le chargea de lire précisément une comédie de ce même Palissot, intitulée le Satirique. Voici l’opinion de l’homme qui s’est plaint si souvent des rigueurs du pouvoir : « Il ne m’appartient pas, monsieur, de vous donner des conseils, mais si pouvez faire en sorte qu’il ne

  1. Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. n° 1183.