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soit pas dit qu’on ait deux fois, avec votre permission, insulté en public ceux de vos concitoyens qu’on honore dans toutes les parties de l’Europe, que les voyageurs se font un devoir de visiter, et qu’ils se font un honneur d’avoir connus quand ils sont de retour dans leur patrie, je crois que vous ferez sagement[1]. » Je souligne exprès une phrase qui caractérise bien la politique de nos philosophes du XVIIIe siècle. Ils ne s’honorent pas seulement de la royale familiarité des Frédéric et des Catherine, pour ne rien dire ici de ces principicules d’Allemagne dont Grimm est le factotum, le complaisant, et le flatteur attitré, mais encore ils savent s’en servir, et par le moyen des complimens qu’ils leur arrachent, par l’indiscrète publicité qu’ils leur donnent, par le bruyant étalage qu’ils en font, ils se fabriquent, « dans toutes les parties de l’Europe, » une réputation du poids de laquelle ils essaient de peser sur les résolutions et la conduite à leur égard du gouvernement de Louis XV.

Et ils y réussissent. Car, on a pu le reconnaître à ces marques de confiance qu’ils reçoivent tantôt du directeur de la librairie ou tantôt du lieutenant de police, il est encore assez facile, au travers du réseau de ces règlemens et de ces coutumes dont les mailles nous paraissaient si serrées tout à l’heure, de se frayer un passage, pour peu qu’on y sache mettre ou de souplesse ou d’audace. Les règlemens sont sévères, mais les hommes sont indulgens. Auteurs, censeurs, libraires, tout ce monde est un peu de la même société. Quelques-uns, comme Fréron, sont de l’intimité des inspecteurs de police chargés de la librairie ; il dîne chez eux et leur emprunte dix louis pour payer ses dettes criardes ; quelques autres, comme Diderot, sont de la confidence de M. de Sartine ; il y en a, comme l’abbé Morellet, qui sont aux gages du gouvernement, et d’assez bon appétit pour manger à deux râteliers. Aussi l’auteur assez souvent choisit-il son censeur. Ne vous étonnez pas si c’est un médecin, M. de La Virotte, que l’on charge d’examiner les drames de Diderot : c’est Diderot qui l’a demandé, parce que La Virotte est comme lui de la société du marquis de Croismare, et qu’il en augure un jugement favorable. Mais attendez avant de vous indigner, si c’est à M. Bourgelat, maréchal-ferrant, écuyer ou vétérinaire à Lyon, que l’on soumet les Essais de littérature de d’Alembert ; c’est d’Alembert qui l’a voulu, et qui sait fort bien ce qu’il fait en sollicitant comme censeur l’un des assidus collaborateurs de l’Encyclopédie. Que si cependant l’amitié du censeur et son désir de complaire cèdent parfois à l’évidence trop claire du devoir, le manuscrit passera de ses mains à celles d’un deuxième, d’un troisième, d’un quatrième censeur, et jusqu’à ce que l’on en trouve un

  1. Œuvres complètes de Diderot. Éd. Assézat et Maurice Tourneux, t. XX, p, 12.