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ou moralement, on arrive donc à la même conclusion. La régénération totale est impossible ; la régénération partielle ne l’est guère moins. Il ne faut pas songer à sauver les finances en laissant périr l’état politique, ou à sauver l’état politique en sacrifiant l’administration. Tout se tient, tout est lié ; la décomposition est générale et irrémédiable. La dernière chance de salut s’est évanouie après la révolution qui a détrôné Abdul-Aziz, le jour où son second successeur, Abdul-Hamid, rompant avec les hommes qui l’avaient placé sur le trône et qui s’étaient efforcés d’inaugurer avec lui une politique nouvelle, a renoué les plus mauvaises traditions de son pays. J’ai parlé sans enthousiasme des projets de Midhat-Pacha ; je jugerais Midhat-Pacha lui-même avec sévérité, si le malheur dont il a été victime, et qu’il a supporté avec courage, ne le mettait désormais à l’abri des critiques que sa conduite publique et privée a trop souvent méritées. Mais, en faisant la part de ce qu’il y avait de faux et surtout de factice dans son œuvre, on doit reconnaître aussi ce qu’il y avait en elle de juste, de sensé, de fécond. C’est le fanatisme qui perd l’empire ottoman, le fanatisme religieux aussi bien que politique, le fanatisme du pouvoir absolu et de la corruption aussi bien que celui de la foi. Or, Midhat-Pacha avait porté un coup direct à ce fanatisme en proclamant qu’il ne devait plus y avoir en Turquie ni musulmans ni chrétiens, ni Turcs, ni Grecs, ni Arméniens, ni Syriens, mais seulement des Ottomans. Si les chambres instituées par lui avaient duré, elles n’auraient pas permis à Abdul-Hamid de s’emparer de toutes les branches du pouvoir et de l’administration, et de travailler sans cesse, non-seulement à maintenir dans l’empire les divisions de races et de religions, mais à les répandre encore dans tout le monde musulman. C’est là le grand péril pour la Turquie, la cause capitale des malheurs qui la menacent. Or tous les prétendus réformateurs qui ont succédé à Midhat-Pacha, loin de supprimer cette cause, comme il avait essayé de le faire, l’ont entretenue, développée, rendue plus dangereuse. Khérédine-Pacha lui-même, le plus remarquable d’entre eux, a obéi à une pensée d’intolérance qui aurait frappé tous ses projets de stérilité, alors même qu’on lui eût permis de les mettre en pratique. Il voulait bien créer en Turquie des institutions parlementaires et des assemblées administratives, mais à la condition d’en réserver l’entrée aux musulmans. Son but était de donner à ces derniers le sentiment national, qui leur fait absolument défaut, en les initiant à la vie politique. Il ne s’apercevait pas que le sentiment national ne pourrait naître chez eux que par la destruction du fanatisme religieux, et que tant que celui-ci subsistera, les musulmans ne seront ni Turcs, ni Arabes, ni Tunisiens, ni Égyptiens,